Pistes d’exploration

Qu’est-ce qu’un « grand auteur » — ou une grande autrice ? La conjonction rare d’un talent, d’une vision et d’une ambition. Ces conditions, Deshoulières les remplit toutes les trois.

Un talent d’abord : une écriture virtuose qui feint la facilité, mais dont la césure est précise, la métrique souple, la musique juste. Deshoulières possède ce sens du vers et cette maîtrise technique dans les formes brèves qui exigent un art ciselé, mais dont le brio est chez elle rarement tapageur. La performance sait resté discrète. Saisi dans le rythme de la conversation, le vers adopte cette allure familière et libre dont toute recherche paraît absente, mais ce style moyen, cette mediocritas est comme une corde raide, tendue entre les cimes trop altières du sublime et le gouffre du burlesque : la mesure, la tenue, l’équilibre sont une dentelle complexe : entre sérieux et moquerie, entre amabilité galante et morale incisive, entre badinage et confidence, le chemîn est étroit et l’aisance est trompeuse.

Une vision ensuite. Sous le badînage, une éthique. La poésie de Deshoulières possède des idées nettes et profondes sur l’existence, orientées par la philosophie. Au contraire des moralistes, observateurs des mœurs plus que donneurs de leçons, Antoinette Deshoulières délivre, pour qui sait la lire, un art de vivre qui n’est superficiel qu’en apparence et qui se révèle d’une parfaite cohérence à travers l’œuvre. Les bonheurs simples de la l’épicurisme, comme ceux du style, sont une âpre conquête. On entend, caché sous la bagatelle, des appels à l’ataraxie (le « repos »), une condamnation de la vaine gloire, un scepticisme à l’égard de l’immortalité, c’est-à-dire tous les éléments d’une doctrine inspirée de Lucrèce, jugée trop dangereuse et pernicieuse pour être clairement affichée. Elle est pourtant là, dissimulée sous les fleurs d’une poésie plus décapante que les blancs moutons ne pouvaient le laisser croire, délicatement exprimée avec le tact et la prudence qui caractérise l’écriture de l’autrice.

La vision de Deshoulières, c’est aussi une certaine idée de la littérature. Contre l’exaltation hiératique des Anciens, contre les hauteurs grandiloquentes du sublime cher à Boileau, Deshoulières récupère les poètes antiques pour les retourner contre leurs prétendus défenseurs : l’ire de Boileau dans la Satire X ne s’est pas trompée de cible. Par le type de rapport qu’elle entretient avec les Anciens, elle est l’une de ses plus redoutables adversaires.

Enfin, l’ambition : Deshoulières se savait poétesse, il lui restait à se faire reconnaitre comme telle. Ses pièces manifestent son aisance à circuler dans les réseaux, à s’attirer le respect des institutions, et à convaincre le roi de la pensionner. C’est à la naissance de la femme de lettres, pendant de l’écrivain cher à Viala, qu’on assiste en lisant l’œuvre d’Antoinette Deshoulières. Nul doute que la place éminente occupée dans le paysage des belles-lettres à la fin du XVIIe siècle par la poétesse n’ait rien d’une coïncidence, et que beaucoup alors ont compris les enjeux multiples d’une œuvre qui, comme celle de La Fontaine, ouvre des abysses par son badinage.

Le minor a sa grandeur. Par delà la chronique mondaine, c’est à l’universel que tend Deshoulières. Le montage du recueil défait la contingence des poèmes d’occasion pour les transformer en laboratoire de sagesse. La tendresse y devient éthique, la pastorale se fait leçon de philosophie, l’idylle ́nous enseigne le chemin du bonheur. Atteîndre au général par la pratique des petits genres composés sur le motif, tel est le défi absolument moderne que se lance Deshoulières, sans jamais se départir de son tact, sans jamais quitter le ton tranquille et un peu détaché de la conversation poétique. Percevoir et montrer m l’au-delà du badinage: tel sera aussi l’enjeu cette année pour l’agrégative et l’agrégatif.


Introduction: Deshoulières, “poète de second ordre” ?

I. Une enfant “sans souci” : bagatelles galantes

Frivole en apparence, le monde de Déshoulières est un programme poétique, moral, et philosophique. Héritière des sociabilités précieuses et de l’esthétique de la conversation, poétesse du loisir mondain comme avant elle Voiture et Bensérade, elle situe sa voix dans l’espace codé du salon, où la mesure compte autant que le bel esprit : madrigaux, portraits, chansons, petits billets, bouts-rimés forment un laboratoire de formes brèves, de contraintes ludiques et de virtuosités discrètes. L’anti-pédantisme revendiqué, le « style moyen » d’obédience horatienne, les jeux de langue et de double entente ancrent sa poésie du côté de la civilité et du plaisir, mais l’agrément n’épuise pas son ambition. La légèreté se fait souvent sérieuse : elle moralise, elle philosophe, toujours en badinant. Elle se dissimule parfois sous le burlesque, à la manière d’un Saint-Amant ou d’un  Scarron pour mieux en retenir l’énergie mais sans la vulgarité, dans le seul but d’esquiver l’emphase. Sous la bagatelle se dessine ainsi une poétique du masque et de l’éthos lyrique : non l’épanchement d’un moi, mais la construction d’une persona publique, capable de convertir l’atelier mondain en autorité d’auteure — et, plus tard, en monnaie de louange.

A. L’écho des salons
1. Un cadre: l’univers mondain galant
2. Poétique du loisir mondain : enjouement, légèreté, refus du pédantisme
3. Une conversation poétique
4. Du “Mercure” au recueil : la sociabilité galante mise en page

B. La dernière Précieuse
1. Souvenirs de la Chambre bleue
– L’ombre d’Arthénice
– Portrait de l’artiste en moyenâgeuse

2. Tendresse et galanterie
– l’ombre de Pétrarque
– au pays de Tendre
– Le règne des petits genres : airs, chansons.

3. Les ris et les jeux : tentations burlesques
– Les enfants sans souci: Marot, Saint-Amant
– Tentations burlesques

Transition : Du salon à la cour, il n’y a pas rupture, mais transmutation : la galanterie, le badinage et l’amour tendre n’étaient pas des jeux à part, ils formaient l’atelier où Deshoulières a poli une voix, des tours, une virtuosité de contraintes et de rythmes. Ce capital de sociabilité, acquis à travers son habileté à forger des madrigaux, des portraits, des bouts-rimés, ou des églogues, devient alors monnaie convertible dans l’économie de la faveur : le même style galant, la même aisance dialoguée, passent du marivaudage des salons au registre d’apparat, académicien et courtisan, sans perdre leur mobilité. Louer n’est pas se dédire : c’est moduler le ton de la conversation, en déplacer l’adresse, faire que l’utile (la reconnaissance, la pension, la visibilité) s’adosse au doux (la variété, le chant pastoral, l’esprit). Ainsi s’explique l’entrée tardive (1684) mais sûre dans l’éloge royal : non un reniement, mais l’aboutissement d’une poétique de la légèreté contrôlée, devenue instrument public. C’est à cette métamorphose, de l’art de plaire à l’art de faire sa cour, qu’est consacrée la section qui suit.

II. Économie de l’éloge : du salon à la Cour
Sans solution de continuité, et tout en gardant la forme des genres favoris qu’elle pratique, le badinage s’interrompt par des pièces au ton plus élevé, adressées aux grands, au Roi et à Dieu. Dans son recueil et dans les autres pièces qu’elle a laissées, Deshoulières négocie, au féminin, sa place dans l’économie de l’éloge sous Louis XIV. Son entrée dans le registre encomiastique est tardif mais décisif. Elle joue de toute la palette des formes (idylle, églogue, épître et bien sûr ode) pour adresser une louange publique qui laisse parfois filtrer une voix personnelle. Louer le roi, ici, n’est pas s’abaisser, mendier ou se dissoudre : c’est construire une autorité d’autrice digne de célébrer le plus grand des rois, convertir l’actualité en poétique, et transformer la grâce espérée en reconnaissance — symbolique et matérielle.

A. Le « grand nom de LOUÏS » : l’héroïsation de la figure royale comme principe de structuration du recueil
B. Plasticité des formes de l’éloge
C. En passant par l(es) Académie(s)
D. Un éloge fissuré?

III. Une éthique au fil du quotidien
Par delà le badinage, l’art littéraire de Deshoulières se voit assigner une fonction morale, qui seule peut faire un grand poète, selon les critères du temps. Pour “joindre l’utile au doux”, Deshoulières pratique une éthique d’observation et une pédagogie du regard (La Cour, la jeunesse, les divertissements, les vanités), fondée sur une anthropologie noire (l’amour-propre et l’intérêt comme racine du mal), en dialogue avec Pascal, La Rochefoucauld et Montaigne. La dévaluation de la raison, omniprésente, participe de l’anti-humanisme et d’une démolition générale de l’héroïsme qui n’épargne pas même la figure de la poétesse.

A. Observatrice des mœurs
B. Une anthropologie sombre : Entre Pascal et La Rochefoucauld
C. Une critique du progrès et du rationalisme
D. Des « épîtres chagrines » à la satire déguisée
E. Démolition de l’héroïsme
F. Tombeaux et vanités

Mais si le constat est assez proche de celui des moralistes, ses exactes contemporains, bien des indices attestent que l’idéologie du progrès passe moins par une appropriation de l’augustinisme (comme chez Pascal) que par une éthique épicurienne, gassendiste, naturaliste, anti-anthropocentrique, qui valorise le repos, la mesure, la loi de nature, contre la gloire et la maîtrise rationnelle.

IV. Philosophie du bien-vivre : un épicurisme mondain
Au-delà d’une simple posture d’observatrice et de moraliste, Deshoulières soutient en mode mineur des thèses qui s’apparentent à des options philosophiques. Influencée par Dehénault dont elle relaie la pensée, Deshoulières articule un épicurisme pratique, axé sur les plaisirs réglés, l’amitié, les jardins, ou le vin, à une physique du mortel (néant post mortem), sous vernis mondain ou dévot, qui lui permet de faire passer des idées subversives et audacieuses, selon la stratégie de dis/simulation décrite par Cavaillé.

A. De l’hymne à Vénus au chant de Cupidon
B. La retraite pastorale : Lathé biôsas
C. La bête et/ou la machine
D. Un christianisme sans au-delà
E. Un libertinage voilé

La difficulté consiste à repérer la nature de ce libertinage sous le double déguisement d’un discours moral chrétien assez banal, ou de la frivolité galante. Bayle ne s’y était pas trompé : il la lit déjà comme une poétesse qui n’énonce pas “dogmatiquement” ; Nan Gerdes parle de « vagueness« , mais il faut bien comprendre que ce vague est une stratégie pour faire passer un naturalisme épicurien, d’où l’ambiguïté parfois « pascalisante » par exemple des Réflexions diverses. “Ce n’est pas qu’on ne puisse cacher beaucoup de libertinage sous les privilèges de la versification” : Bayle avait bien compris que les moutons n’étaient pas que des moutons.

V. Filiations indociles : Anciens et Modernes
Moderne par situation et par choix, Deshoulières ne rompt pas avec l’Antiquité : elle la travaille. Sa modernité refuse le manifeste et passe par l’usage, sans table rase. Sa stratégie, bien plus redoutable pour un Boileau, consiste en la pratique des filiations indociles : dans ses relectures des poètes de l’Antiquité, respectueuses mais retorses, font des Anciens des interlocuteurs plutôt que des tuteurs. Ainsi, elle réemploie Virgile et Ovide à hauteur de ruelle, déplace les topoï, simplifie la pompe pour en tirer une éthique du quotidien ; et, avec Horace, elle choisit la conversation, le sermo pedestric, « rien de guindé ni de bas » — contre le sublime prescripteur. D’où :

A. L’Egérie moderne
B. L’Antiquité au salon
C. « Rien de guindé ni rien de bas »: l’Horace moderne

Double inversé de La Fontaine — que l’on range volontiers du côté des Anciens tout en reconnaissant ses libertés modernes — Deshoulières est nettement moderne, mais sa modernité passe par un commerce serré avec les Anciens : elle les connaît, les respecte, ne les congédie pas ; elle les réactive et se les réapproprie. Là où La Fontaine modernise l’héritage, Déshoulières actualise les modèles pour les faire parler au présent des salons.

VI. Les fausses confidences : lyrisme d’éthos et jeu de masques
Sous l’apparence d’aveux, Deshoulières pratique moins un lyrisme de l’épanchement qu’un lyrisme d’éthos : elle construit une figure de soi pour faire passer une idée, une morale, une position dans la conversation. Ses fausses confidences ne trompent pas : elles mettent en scène la voix (féminine, située, fragile et malade parfois, en deuil même) afin de donner autorité à ce qui, autrement, passerait pour badinage. Le “je” se déguise : la vieille coquette, la paresseuse, la dixième Muse, la mélancolique saturnienne sont autant de maquillages que Deshoulières arbore pour désacraliser la posture du poète, déplacer les hiérarchies et pratiquer une franchise oblique : dire vrai sans poser, émouvoir sans s’épancher, instruire sans faire la leçon. Elle parvient ainsi à remplir toutes les exigences attendues d’un écrivain « classique » en conservant les avantages que lui donne sa condition de femme et son état de mondaine galante, à travers une parole forte mais toujours filtrée par un persona.

A. Aveux échappés
1. Voix de femme
2. Souffrante et misérable

B. La poète et ses masques : sérieux et dérision
1. la 10e Muse
2. la vieille coquette
3. la paresseuse
4. Deshoulières chagrine : satire et mélancolie

Lire ces poèmes, c’est donc toujours demander : qui parle, sous quel masque, à qui, et dans quel gain d’argumentation ? Les confidences ne sont pas un miroir, mais un dispositif, une stratégie de vérité à la mesure des salons, à la lire à la manière d’une lettre, ou d’un dialogue de théâtre.

L’aventurière, la mondaine et la poétesse.

C’est la loi du genre : nous dirons quelques mots d’Antoinette Deshoulières (1638-1694), dont quasiment toute l’œuvre poétique est au programme cette année.

Une adolescence aventureuse

Antoinette du Ligier de La Garde naît à Paris le 31 décembre 1637 ou le 1er janvier 1638. Elle est la fille de Melchior du Ligier (maître d’hôtel des reines Marie de Médicis et Anne d’Autriche), qui fait partie de la noblesse de robe. Les mariages précoces n’étaient pas rares dans la haute société : il ne faut pas trop s’étonner qu’à treize ans, elle épousa Guillaume de La Fon de Bois Guérin, seigneur Deshoulières, officier dans l’armée du prince de Condé et de dix-sept ans son aîné. Ce mariage, en 1651, la fait entrer très tôt dans le tourbillon des troubles politiques de la Fronde : Condé fut l’un des principaux meneurs de la rébellion, dernière révolte nobiliaire en France, et le mari de la future poétesse suivit son maître dans ses campagnes. La Fronde fut écrasée par le roi de France en 1652-1653. Pour rétablir la paix civile, Louis XIV amnistia tous ses anciens opposants, à l’exception de Condé, qui passa aussitôt à l’ennemi et mit ses talents militaires incomparables au service de l’Espagne, alors en guerre contre son royaume d’origine. Pendant toutes ses années, séparée de son mari, la jeune Antoinette en profita pour parfaire sa culture philosophique et littéraire. Un rebondissement intervint en 16551 : la jeune marquise Deshoulières se trouva mêlée à un complot destiné à ramener Condé dans l’obéissance du roi. Avec l’accord et le soutien de son père, elle rejoignit sans prévenir son mari sur le front de Rocroi, en Flandre, et tenta en vain de séduire le prince de Condé pour faire livrer Rocroi aux troupes royales. La supercherie échoue : Condé, alerté, fait incarcérer le couple au château de Vilvorde, près de Bruxelles. Antoinette, que l’on surnomme alors la « Majore », croupit avec son époux pendant quelques mois en prison, avant de recouvrer la liberté grâce à une évasion spectaculaire organisée avec la complicité du gouverneur de la forteresse et de son épouse. En 16582, une amnistie générale leur permet de rentrer en France. Louis XIV, bien que déçu de l’échec de la mission, ne brise pas la carrière du mari de la poétesse : Guillaume Deshoulières est nommé commandant à Sète, où il servira fidèlement sous les ordres de Vauban, pendant qu’Antoinette reste à Paris et mène librement la vie mondaine qu’elle goûte. Elle aura quatre enfants, dont une seule fille survivante, Antoinette-Thérèse, qui s’occupera de l’édition de son œuvre. Après ses aventures bruxelloises, elle est accompagnée d’une certaine « aura romanesque » : la jeune comploteuse a pu mesurer « la fragilité des équilibres politiques » et découvrir « ses pouvoirs de femme », explique Sophie Tonolo, comme en témoigne une célèbre lettre du prince de Condé reconnaissant son charme et son influence. Surtout, durant son exil forcé à Bruxelles, Deshoulières fréquente la brillante cour du gouverneur espagnol, Dom Juan d’Autriche et le salon de la marquise de Caracène : elle y « fourbit les armes de son esprit » et gagne les premiers admirateurs de son talent. Dès 1659, son nom circule dans les milieux galants : le comte de Gramont, dans le Recueil de portraits et éloges dédié à Mademoiselle de Montpensier, dresse d’elle un portrait louangeur sous le nom poétique d’Amarilis. Ainsi, avant même son retour à Paris, la future poétesse s’est forgé le destin d’une héroïne mondaine, entre intrigues politiques et prestige littéraire.

Une formation libertine

De retour à Paris à la fin des années 1650, Deshoulières poursuit sa formation intellectuelle. Tandis que son mari est reparti guerroyer aux côtés de Condé, Antoinette reste à Paris et reçoit l’enseignement d’un précepteur d’exception : Jean Dehénault. Ce dernier, un érudit libertin proche de Molière, Chapelle et Saint-Évremond, est un matérialiste disciple de Gassendi connu pour avoir traduit le début du De natura rerum. Nous situerons le contexte intellectuel et reparlerons du gassendisme à propos du poème « Les Oiseaux », qui démarque la traduction de Dehénault en bien des endroits. Sous la houlette de son mentor, la jeune femme acquiert une culture philosophique, littéraire et scientifique peu commune : elle lit Lucrèce et Épicure, auteurs de prédilection de son maître, mais aussi Descartes et Sénèque, s’initie aux idées nouvelles du libertinage érudit, et apprend les langues modernes mais aussi anciennes (latin, italien, espagnol).

Les conceptions libertines de Dehénault ne manquent pas d’exercer une grande influence sur son élève : il n’est pas indifférent que Bayle les mentionne tous deux ensemble dans son Dictionnaire historique, sous l’article Spinoza pour ajouter encore à une coloration déjà sulfureuse au tableau. La poésie de Deshoulières, fruit de cette éducation soignée et quelque peu rebelle, ne va ressusciter Théocrite et Virgile que pour teinter la pastorale et la galanterie de considérations épicuriennes. Elle laisser affleurer un scepticisme tourné contre la raison, mais qui n’épargne pas la religion, et s’interroger, à la suite de Lucrèce sur le sens des valeurs humaines généralement admises, comme la gloire ou le rêve d’immortalité :  autant de traits qui imprègnent aussi bien ses idylles que ses réflexions morales, de même que l’attrait pour une vie retirée dans une nature complice, qui n’est pas sans évoquer le lathè biosas épicurien. Tous ces traits font de Deshoulières une continuatrice, sur le mode mineur, d’un courant poétique qu’on pourrait faire remonter à Théophile de Viau. John J. Conley a bien montré que Deshoulières développe dans ses poèmes un credo naturaliste (« naturalist creed« ) hérité de l’atomisme antique : ses idylles pastorales notamment inscrivent l’être humain dans un ordre matériel régi par des causes naturelles, et dénoncent l’illusion orgueilleuse d’une raison humaine se croyant quasi divine. En ce sens, Deshoulières prolonge la veine épicurienne, tout en l’adaptant à la forme galante, à travers divers procédés que nous verrons en détail, comme le dialogue poétique de l’homme avec la nature (le Ruisseau et les Moutons sont les meilleurs éducateurs), afin de renverser la hiérarchie entre l’homme et le monde non-humain.

Cette profondeur philosophique, jointe à une remarquable maîtrise des langues et de la versification, ne passera pas inaperçue des contemporains. Bien qu’elle prenne soin, par la négligence étudiée et la dissimulation des références érudites qu’elle s’impose, de ne pas passer pour une femme savante, elle figure dès 1660 dans le Grand Dictionnaire des Précieuses de Somaize sous le nom de Dioclée (« Dioclée est une jeune précieuse agréable et bien faite. Elle a fait des portraits en vers, à quoy elle réussit fort bien […] Elle sçait parfaitement la langue d’Hespérie et d’Ausonie »).

Cette pensée forte, habitée d’une culture classique et fondée sur des présupposés audacieux, il n’est pas toujours facile d’en déceler immédiatement la portée dans l’œuvre au programme. La lecture des poèmes de Deshoulières nécessite une oreille attentive, parce qu’il n’était pas permis de laisser percer trop ouvertement une pensée dissidente, matérialiste, officiellement condamnée dans un royaume très-chrétien et dans une époque où l’Eglise catholique exerce une emprise absolue sur la société. La galanterie ne serait-elle qu’un masque dissimulant l’expression de pensées interdites? Non sans doute, la poétique de Deshoulières est trop complexe pour se laisser résumer à une formule aussi simple. Mais il convient de ne pas se laisser piéger par la posture modeste de la poétesse, ni par la multiplication des conventions et des clichés qui ne sauraient être considérés comme le dernier mot de son esthétique, sauf à rater l’essentiel. Nous aurons l’occasion de le mesurer à la lecture des textes au cours de futurs billets.

L’éducation très riche reçue par Antoinette Deshoulières explique aussi la complexité de son positionnement au sein du paysage intellectuel des années 1670-1690, c’est-à-dire au plus fort de la querelle des Anciens et des Modernes : assurément partisane d’un esprit moderne qui se développe avant que le vif de la dispute n’éclate, contributrice régulière du Mercure galant, elle met en place à l’égard de ses adversaires, au premier chef Racine et Boileau, une stratégie beaucoup plus subtile et complexe qu’un affrontement bloc contre bloc. Toute sa poésie, nourrie de sa lecture des meilleurs auteurs, consiste à retourner contre les Anciens leurs propres références, revendiquant le patronage de poètes antiques soigneusement arrimés au système de valeurs modernes. Loin d’introduire les termes d’un « Parallèle » antithétique qui opposerait deux camps, comme le fera Perrault, elle se réclame brillamment au contraire de l’autorité des auteurs d’autrefois pour justifier toutes les options de l’esthétique galante honnie par le camp des Anciens et les tenants du « sublime ». On comprend que Boileau, qui prétendait incarner seul l’héritage d’Horace et se voyait ainsi concurrencé sur son terrain, dès le début de son recueil, par une poétesse de grand talent, ait été furieux, et qu’il ait assez peu glorieusement poursuivi sa bête noire jusque dans le tombeau, sa Satire contre les femmes étant parue après la mort de la poétesse. Nous verrons bien sûr tous ces points en détail, textes à l’appui, dans de prochains billets, mais disons d’emblée que le principal grief de Boileau contre Antoinette Deshoulières, outre son inimitié pour son ami Racine, c’est une captation d’héritage aussi brillante que paradoxale. Sa position lui fait occuper, dans le camp des Modernes, une position particulière qui n’est pas sans rappeler, en symétrique, celle d’un Ancien particulièrement fin et talentueux aussi : La Fontaine.

La  mondaine

À partir de la fin des années 1660, Deshoulières s’impose dans le monde des salons parisiens. Son esprit brillant, sa culture et son charme lui ouvrent les portes des cercles précieux les plus réputés. Elle ne connut sans doute pas l’Hôtel de Rambouillet, dont elle éprouve une vive nostalgie, mais régna dans les salons des années 1650, et en particulier à l’Hôtel de Bouillon, animé par la duchesse de Bouillon et son frère, le duc de Nevers. Assurément mondain, l’Hôtel était aussi un cercle libertins. L’hôtel de Bouillon abritait alors des esprits frondeurs (Dehénault, Ninon de Lenclos, Saint-Évremond, Saint-Pavin…), et son précepteur lui-même s’était fait « l’un des rares défenseurs de Fouquet », avec La Fontaine, explique Sophie Tonolo. La jeune poétesse ne se contente pas d’être invitée : dès 1670, elle tient son propre salon littéraire à Paris, rive droite, rue de L’Homme Armé. On y discute philosophie et poésie. Sainte-Beuve écrit qu’il eut ce caractère particulier « d’avoir à la fois du précieux et du hardi, de mêler dans son bel esprit un grain d’esprit fort. »3 . Beaucoup plus près de nous, John Conley décrit ce salon comme « l’un de ceux où les libertins débattent de leurs textes favoris et critiquent l’orthodoxie officielle »4 affirmation qui reste difficile à documenter, mais reflète bien l’orientation intellectuelle de la sociabilité de  Deshoulières. Ce qui est avéré, c’est qu’elle s’entoure d’un large réseau d’amis lettrés et de protecteurs. Ses poèmes de circonstance témoignent des liens qu’elle entretenait avec de grands seigneurs : ainsi, elle dédie des vers au duc de Saint-Aignan ou au duc de Montausier, et les tutoie parfois avec une familiarité surprenante compte tenu de leur rang. Les critiques y ont vu l’indice de relations de patronage privilégiées : Saint-Aignan et Montausier, connus pour soutenir les artistes, auraient pris la poétesse sous leur aile. De fait, Montausier était l’époux de Julie d’Angennes et l’initiateur de la célèbre Guirlande de Julie ; quant à Saint-Aignan, il fut l’un des intervenants dans les joutes poétiques auxquelles se prêta Deshoulières, et l’un des maîtres d’œuvre des spectacles de Louis XIV, dont on n’ignore pas la dimension politique. Autrice de premier plan, et habile salonnière, Deshoulières s’impose comme la « dixième muse », comme l’écrit Marie-Jeanne Lhéritier après sa mort5 . Sa réputation dépasse Paris : en 1684, l’Académie des Ricovrati de Padoue la fait élire parmi ses membres, et 1689 elle reçoit de l’Académie d’Arles le titre inédit d’ »académicienne », première femme ainsi honorée en France. Sans être membre de l’Académie française, Deshoulières occupe ainsi une position sociale et institutionnelle unique, reconnue par les cercles galants comme par les institutions savantes.

L’un des vecteurs essentiels de sa notoriété fut la presse littéraire naissante. En 1672, Donneau de Visé lance le Mercure galant, première gazette mondaine à destination d’un public féminin et provincial. Très tôt, il sollicite la plume de Deshoulières : la Lettre de Gas paraît dès cette première année de publication du périodique. Commence alors une collaboration assidue avec ce périodique dont les notes de notre édition font état : plusieurs dizaines de pièces parurent d’abord séparément dans les livraisons du Mercure. Aucune autre femme de lettres du siècle ne bénéficie d’une telle visibilité nationale. Dans les pages du Mercure, ses poèmes (idylles, ballades, chansons, énigmes) côtoient ceux des auteurs à la mode (Fontenelle, Thomas Corneille, Perrault, etc.), et suscitent de nombreuses réponses et imitations, signe de leur succès. Le choix de publier dans le Mercure galant, n’a rien d’anodin. Il correspond chez la poétesse à une véritable stratégie littéraire : en vertu de la haine du pédantisme qui caractérise l’esprit des salons, elle cherche à éviter les traités savants et les grands genres « sérieux », pour inscrire ses vers dans la légèreté mondaine et l’échange ludique. Comme l’écrit Tonolo, la poésie de Deshoulières est un « loisir » intégré à la vie de salon, « fondé sur l’échange et le jeu », qui privilégie l’oralité, la repartie, le badinage. Dans ce contexte, pendant longtemps, la publication en recueil n’apparaît pas comme une « obligation ». La poétesse préfère diffuser ses œuvres « étalées et essaimées » dans des supports variés : revues, manuscrits collectifs, ou encore recueils collectifs (comme le Recueil de poésies diverses de 1671 où figure l’un de ses textes, attribué à tort à son mari dans la table). Cette dispersion maîtrisée entretient sa présence dans tous les cercles littéraires sans qu’elle ait à endosser pleinement le statut d’ « auteur », pernicieux pour l’image d’une femme, et susceptible d’introduire une contradiction avec la « frivole gloire » qu’elle dénonce si fort dans toute son œuvre.

Cette situation sociale de l’écrivaine détermina son écriture : elle se coula avec bonheur dans ces genres mondains qui ne sont simples qu’en apparence et qui, au-delà de leur frivolité apparente, répondent aux contraintes d’une poétique très codifiée dont Alain Génetiot nous a révélé tous les secrets dans sa Poétique du loisir mondain :

  • La conversation comme “hyper-genre” directeur. Ecrire comme on converse est un impératif, qui implique un ton familier, un style moyen, une adresse, une délicatesse de ton pour ne pas heurter son destinataire, mais aussi de l’à-propos pour réagir et répondre sur-le-champ comme il convient à l’oral.
  • Une poésie à plusieurs mains et voix, collective par destination, insérée dans un réseau d’interlocuteurs unis par une complicité, une connivence qui les rend aptes à saisir les fines allusions qu’ils auront plaisir à deviner. D’où, dans les recueils, une polyphonie assumée qui réinscrit le texte dans la chaîne conversationnelle dont il est issu.
  • Anti-pédantisme et « négligence » réglée. L’éthos galant valorise la facilité apparente, la délicatesse, la neglegentia diligens cicéronienne (Orator, XXIII, 78) et la sprezzatura (désinvolture apparente) chère à Castiglione. On préfère le mot d’esprit juste à la note de bas de page.
  • Dimension ludique et virtuosité enjouée. L’écriture est un jeu social : acrostiches, bouts-rimés, sont des exercices à contrainte rédigés dans un cadre et à des fins ludiques. Le badinage galant, tel que l’analyse Génetiot, conjugue virtuosité métrique et enjouement. On admire la tournure plus que la thèse, le clin d’œil plus que la conclusion. La poésie réussit lorsqu’elle parait sans effort, dans la joie de dire, de plaire, de surprendre.
  • Goût des formes brèves et de l’improvisé. La scène de salon favorise les formats courts : chanson, air, madrigal, énigme, épigramme, idylle ramassée, épître vive. Ce catalogue des formes lyriques mondaines, bien étudié par Génetiot, correspond à une économie de performance : les textes sont lus en public pour susciter un écho et circuler par oral ou en manuscrit. La mise en recueil rassemble ensuite ces pièces “jetées” mais finement composées, d’où, chez Deshoulières, une varietas structurée plutôt qu’une chronique continue comme principe structurant de son recueil. Nous reviendront sur sa composition.
  • Pastorale et amour ludique. La conversation galante aime ses décors : paysages pastoraux, nymphes, bergers, animaux parlants, qui permettent de traiter l’amour et la morale sans gravité pesante. La pastorale fournit ses masques, Daphné, ou Amarillis, une idéologie douce fondée sur la nature et la civilité, et un cadre d’ironie légère. Génetiot montre que ce badinage transporte un « imaginaire pastoral » qui adoucit les tensions et rend dicible, en mode gracieux, ce qui serait trop polémique à nu.
  • Économie de l’éloge et du réseau. Les poèmes de circonstance (portraits, remerciements, bouquets, airs dédiés) stabilisent des alliances, construisent une réputation par échanges réglés. La galanterie est aussi une politique du lien, c’est un point sur lequel insiste Alain Viala, dans un siècle qui est celui de la « naissance de l’écrivain ». Ecrire, c’est chercher à se positionner, à s’assurer une reconnaissance, une inscription institutionnelle, et éventuellement un revenu : nul doute que Deshoulières joue très lucidement et à merveille ce jeu galant qui, sous couleur de bagatelle, n’est jamais dépourvu de stratégies ou d’ambitions.
  • Primat du “plaire” sur « l’instuire ». Des deux finalités assignées à la littérature par Horace, la mondanité affecte de privilégier la première. L’horizon d’attente est l’agrément avant l’instruction. Le monde salonnier offre ainsi un déplacement décisif du telos littéraire qui explique l’allure “aimable” de l’œuvre de Déshoulières, et sa préférence pour l’opuscule brillant plutôt que pour le traité.

L’un des intérêts du cours sera bien sûr de vérifier si Deshoulières incarne parfaitement cette poétique mondaine et galante, où si elle s’approprie les codes galants à ses fins propres, en vue d’enjeux esthétiques et éthiques qui ne s’y résument pas. Nous avons déjà envisagé la possibilité d’un sous-texte libertin et épicurien qu’on ne saurait facilement réduire à l’agrément : l’étude des textes nous dira ce que nous pouvons penser de cette distance éventuelle de la reine des salons à l’égard de la poétique du loisir mondain.

Cette période, qui s’étend en particulier jusqu’à la parution en recueil de 1688, correspond selon Sophie Tonolo à une première période créatrice de Deshoulières, marquée par le développement d’un « esprit querelleur » lié à l’Hôtel de Bouillon, hostile à Racine et aux Anciens. Cette époque est aussi caractérisée par une ouverture au musical, plusieurs de ses airs étant alors mis en musique par différents compositeurs.

Naissance d’une autrice

Les années 1688-1694 correspondent à la vieillesse de  Deshoulières, qui affronte alors des épreuves physiques et morales en contraste avec l’enjouement de ses écrits : goutte, douleurs articulaires et cancer assombrissent ses dernières années. Deshoulières traite son mal avec un détachement spirituel, comme l’atteste son Épître à la Goutte publiée en 1692, elle apostrophe ironiquement son mal comme une compagne capricieuse qu’elle cherche à apprivoiser : « Fille des plaisirs, triste goutte… ». Cette capacité à dissimuler ses peines derrière l’élégance de l’esprit dérive en droite ligne de l’idéal galant : la grande règle est de ne pas indisposer son interlocuteur, de ne pas le mettre mal à l’aise, et pour y parvenir, mieux vaut cacher ses misères que les exhiber, par pudeur et par tact. Jusqu’au bout, Deshoulières aura ainsi cultivé l’art de l’enjouement littéraire, refusant de ternir son œuvre par le pathos personnel.

Les soucis familiaux n’épargnent pas ses dernières années. Elle perdit un enfant, puis son époux en 1693. Veuve et affaiblie, elle continue à mener ses combats littéraires. Selon Volker Schröder, « même au terme de sa carrière, [elle] persiste à écrire et à combattre, à tout hasard, en défendant la légitimité de sa vocation poétique ». Figurent parmi ses derniers vers :

À combattre le faux incessamment m’attache,
Et fait qu’à tout hasard j’écris ce que m’arrache
La force de la vérité. (Réflexions morales)

Ces années correspondent à la publication du recueil si longuement mûri (le privilège en avait été pris dix ans auparavant). Sophie Tonolo lit ce geste comme le passage d’une diffusion « moderne » de la littérature, via la presse à la fixation auctoriale et la consécration que donne le livre imprimée : Deshoulières n’est plus seulement une plume mondaine mais « femme de lettres reconnue » qui organise son œuvre selon des principes de composition savants, qui évitent soigneusement aussi bien le classement thématique que l’ordre chronologique: nous y reviendrons.

La mort vient interrompre le projet de publication d’une nouvelle édition des Poésies, dont la première partie paraît en 1693. Epuisée par la maladie, Deshoulières s’éteint à Paris le 17 février 1694, à 56 ans.

Une œuvre préservée par sa fille : héritage et redécouvertes

Après la disparition d’Antoinette Deshoulières, c’est sa fille unique, Antoinette-Thérèse Deshoulières, qui prend en main le destin de l’œuvre maternelle. Mademoiselle Deshoulières, elle-même poétesse (couronnée en 1694 par l’Académie française pour une ode latine), voue un véritable culte à la mémoire de sa mère. Dès 1694, elle entreprend de rassembler tous les écrits de celle-ci, y compris ceux restés inédits ou épars. Dans une lettre de 1698, elle explique  qu’elle avait dès l’enfance conservé les manuscrits maternels :

« Ma mère ne gardait ni copies de ses lettres, ni copies de ses Ouvrages ; si je n’eusse pris soin (…) de les ramasser, on ne les aurait trouvés que chez les personnes curieuses de pareilles choses ».

Il convient de se défier de ce type de témoignage, mais il est sûr que c’est grâce à son zèle que le second volume des Poésies, paru en 1695, put offrir au public de nombreux textes posthumes, précédé d’une préface de la main de l’éditrice.

Dans les décennies qui suivent, la fille continue d’entretenir l’héritage littéraire maternel. Elle-même publie quelques poèmes, souvent imprimés aux côtés de ceux de sa mère dans les éditions communes « de Madame et Mademoiselle Deshoulières ». Ainsi l’édition de 1707, puis celle de 1747, intègrent-elles plusieurs pièces de la fille, au point que leurs vers sont parfois confondus par les lecteurs. Ce tandem littéraire mère-fille est assez unique dans la littérature française de l’Ancien Régime, et témoigne de la complicité intellectuelle qui unissait Antoinette Deshoulières et sa fille. La jeune femme survivra plus de vingt ans à sa mère (elle décède en 1718) et aura eu la satisfaction de voir l’œuvre maternelle fixée de manière durable. Le corpus s’élargit encore par la suite, en raison de la complexité éditoriale et des modes de diffusion des poèmes, phénomènes que font apparaître les dernières sections de l’œuvre au programme.

  1. La date est donnée par Sophie Tonolo. Perry Gethner parle de 1653, https://siefar.org/personnage/antoinette-du-ligier-de-la-garde/  []
  2. Perry Gethner donne 1657 []
  3. Sainte-Beuve, « Une ruelle poétique sous Louis XIV », Revue des deux mondes, 20, 1839, p. 198-214. []
  4. « Deshoulières’s salon was one of several where libertines discussed favorite texts and critiqued the official religious and moral orthodoxy of the period… Deshoulières was libertine and Gassendian« , John Conley, The Suspicion of Virtue, op. cit., Introduction, p. 12. []
  5. Marie-Jeanne Lhéritier, Le Triomphe de Madame Des-Houlières receue dixième Muse du Parnasse, Paris, C. Mazuel, 1694. []

Deshoulières, « poète du second ordre » ?

Que penser de cette anthologie de Poètes du second ordre parue au seuil du XIXe siècle, et qui retenait, parmi d’autres réprouvés de l’histoire littéraire, le nom de Deshoulières1 . Des Agrégatifs, peu familiers de cette autrice, auront peut-être été tenté de porter le même jugement en découvrant son nom sur le programme du concours au printemps dernier. 

La relégation d’Antoinette Deshoulières hors du canon n’avait pourtant rien d’une fatalité, alors même que d’autres femmes de son temps, comme Lafayette ou Sévigné, ont toujours réussi à se frayer une place dans les manuels scolaires. A bien la considérer, notre poétesse ne possédait-elle pas bien des atouts qui auraient pu lui permettre de figurer en bonne place parmi les grandes écrivaines du siècle de Louis XIV ? Contrairement à ses deux éminentes contemporaines citées plus haut, Deshoulières ne se cachait pas, pas plus qu’elle ne cantonnait son talent aux écrits du for privé : contre la coutume qui recommandait la discrétion aux femmes autrices, elle n’hésitait pas à faire paraître des pièces sous son nom, et fit même imprimer un recueil de ses pièces, à Paris, en 1688. Après sa mort, Marie-Jeanne Lhéritier, nièce de Perrault, assura son apothéose dans un panégyrique adressé à Madeleine de Scudéry (« L’illustre Sapho ») et intitulé Le Triomphe de Madame Des-Houlières (1694) et la rangea parmi les Muses.

Marie-Jeanne Lhéritier, parente de Perrault et fervente partisane des Modernes — ou plutôt « attachée au parti des Femmes (p. 3) multiplie les éloges et voit dans « Des-Houlières » l’emblème des valeurs littéraires féminines. Antoinette Deshoulières lui apparaissait comme un « génie délicat & profond », « spirituelle & savante ». Elle loue ses « airs vifs, touchans & enjouez » (Lhéritier souligne). Nous reviendrons sur le fond de cet éloge, qui invite à rattacher fortement l’oeuvre de Deshoulières à la catégorie de la galanterie. Contentons-nous pour l’instant de retenir que Lhéritier fait de son amie la dixième Muse, introduite par Ovide « aux piez du Thrône d’Apollon » (p. 11) qui parle ainsi  :

J e déclare donc qu’avec l’applaudissement de Minerve & les suffrages unanimes des neufs Sœurs, nous érigeons Des-Houlières dixième Muse. (p. 12)

Le panégyrique est hautement stratégique : sous l’or de la louange, Lhéritier réécrit la carte du canon. Elle transforme la réussite individuelle de « Des-Houlières » en preuve systémique de l’autorité des femmes, à la fois « sçavantes » et « spirituelles ». La « dixième Muse » n’est pas un surnom flatteur :c’est un titre institutionnel donné par une fiction de réception au sein d’une Académie féminine, celle des Muses, conçue comme le contrepoint de l’Académie française strictement masculine. L’apothéose d’Antoinette Deshoulières apparaît à la fois comme une affirmation de la dignité littéraire des femmes et un reproche adressé aux institutions officielles qui les écarte de tous les postes et les fonctions qu’elle mériterait d’occuper autant et mieux que les hommes. 

Le XVIIIᵉ siècle n’oublia pas la poétesse : ses poèmes connurent plusieurs éditions augmentées et, signe de leur succès, ils furent imprimés en Hollande et en Angleterre. Marmontel, chargé de l’article « Elégie » de L’Encyclopédie, ne retient que trois noms parmi les poètes modernes qui se sont illustrés dans ce genre, ceux de La Fontaine, Voltaire et surtout Deshoulières :

Les meilleures [élégies modernes] sont connues sous d’autres titres, comme les idyles de madame Deshoulieres aux moutons, aux fleurs, &c. modele d’élégie dans le genre gracieux.

Kim Gladu observe que, à cette date, les œuvres d’Antoinette Deshoulières servent de modèle pour penser le « style champêtre moderne »2 . La critique cite Rémond de Saint-Mard :

Comme il seroit à propos encore pour mon plaisir que je m’intéressasse dans l’Elégie, à celle qui en est l’Héroïne, je voudrois, qu’au-lieu d’être emportée et furieuse, elle fut tendre et délicate : je serois bien aise aussi qu’on eut l’adresse de me la faire paroître extrémement aimable ; et enfin comme c’est elle qui fait communément le récit de ses malheurs, je voudrois que le récit qu’elle en feroit fut assez touchant pour les faire arriver jusqu’à moi, et pour me faire prendre une espéce de plaisir à les plaindre. Telle est, par exemple, l’Héroïne d’une Elégie de Madame des Houlieres, que, je ne sçai pas sur quoi fondée, elle a nommé Eglogue.

Tendresse, délicatesse, sensibilité et naturelle, telles sont les qualités prêtées à la poétesse au XVIIIe siècle. Antoinette Deshoulières fut ainsi pendant longtemps une autrice respectée, lue et appréciée par les meilleurs esprits bien au-delà de sa génération.

La reconnaissance dont jouit Antoinette Deshoulières en son temps fut non seulement mondaine, mais aussi institutionnelle : en 1691, son « Épître au duc de Bourgogne sur le siège de Mons » fut lue à l’Académie française lors de la réception de Fontenelle, et fut ensuite éditée chez Coignard, imprimeur officiel de la compagnie3 . En revanche, elle fut la première femme à avoir été élue au sein d’une Académie de province, celle d’Arles, en 1689, et la première aussi à porter le nom « d’académicienne ». En 1693, elle reçut une pension royale de 1000 livres, ordonnée en faveur de « Dame Deshoulières » le 9 janvier 1693, six jours après la mort de son mari, « tant en considération des services de son mary, que de son mérite personnel »4 . Son prestige allait si loin qu’une académie italienne de premier plan, celle des Ricovrati de Padoue, souhaita l’accueillir en son sein : le titre était surtout honorifique, mais témoignait de l’admiration dont elle faisait l’objet jusqu’au-delà des frontières du royaume. Même Voltaire la tenait encore pour la plus réussie des femmes poètes de son temps — tout en lui reprochant un sonnet épigrammatique composé contre Racine au temps de la querelle des Phèdre. Cette critique même est le signe qu’Antoinette Deshoulières restait, pour les Lumières, une référence suffisamment centrale pour être discutée à front ouvert. Ce qui doit nous intriguer, c’est précisément que la trajectoire littéraire de la poétesse n’ait pas culminé en canonisation: nous allons tâcher d’en démêler les raisons dans le prochain billet.

On ne peut donc que saluer l’inscription d’Antoinette Deshoulières au programme de l’Agrégation : moins oubliée que volontairement discréditée, elle pâtit pendant longtemps d’effets de perspective liés aux présupposés qui ont sous-tendu au XIXe siècle la naissance de l’histoire littéraire comme discipline. Après le programme de 2022 (Perrault et d’Aulnoy) et 2024 (Honoré d’Urfé), le programme d’Agrégation offre cette année encore une nouvelle occasion de réévaluer quelques lieux communs sur la littérature du XVIIe siècle qui restent tenaces, malgré les avancées considérables réalisées depuis plusieurs décennies pour dépoussiérer une image bien trop convenue et stéréotypée, voire conservatrice, du « grand siècle ».

  1.   Poètes du second ordre, précédés d’un choix des vieux poètes français, Paris, Mame, 1810, tome I. []
  2. Kim Gladu, « Le débat sur le style pastoral au xviiie siècle : Madame Deshoulières, modèle de l’élégiaque galant »Tangence, 109 | 2015. URL : http://journals.openedition.org/tangence/903 . []
  3. Deshoulières ne fut pas membre de l’Académie française, qui n’accueillit pas de femme avant 1980, au contraire de l’Académie de peinture, qui reçut par exemple Chéron.  (( Sur la « non-participation des écrivaines aux Académies », voir Nathalie Grande: « Un Parnasse inaccessible: la non-participation des écrivaines aux académies (XVIIe/XXe siècle) », in Marine Roussillon; Sylvaine Guyot et alii, Littéraire : pour Alain Viala, Presses Université d’Artois, 2018, p. 203-212, DOI: 10.4000/books.apu.18057. []
  4. Voir Volker Schröder,  » ‘Le grand nom de Louïs mélé dans mes ouvrages’ : la place du roi dans les Poésies de Mme Deshoulières ». L’auteur rejette une tradition tardive selon laquelle la pension aurait été versée dès 1688 et se montait à 2000 livres []

Pistes de lectures

Le discrédit porté sur Antoinette Deshoulières au XXe siècle (voir ce billet) explique la relative maigreur de la bibliographie. Les références spécifiques, excellentes mais peu nombreuses, datent toutes des vingt dernières années. En revanche, nous disposons d’ouvrages de première force pour nous permettre de situer dans son contexte l’œuvre de notre poétesse. Celle-ci appartient en effet au courant de la poésie mondaine, précieuse ou galante qui, longtemps dédaignée, a fait l’objet d’un travail conséquent de réhabilitation depuis la fin des années 1990, et sur lequel nous pourrons nous appuyer. Il en va de même pour le mouvement libertin, auquel nous n’hésiterons pas à rattacher Antoinette Deshoulières au cours de notre exploration de ses poèmes.

Sur Deshoulières

Briot, Frédéric. « Variations pastorales et représentations de l’oiseau dans la poésie de Mme Deshoulières ». L’Entre-deux, 2018, https://lentre-deux.com/index.php?b=41

L’article analyse la fonction des oiseaux dans la poésie de Deshoulières : à la fois motifs pastoraux hérités du locus amoenus et figures issues de l’expérience familière. Leur chant, entre convention et observation, devient support d’une réflexion morale et critique, où les oiseaux incarnent liberté et sincérité face à l’aliénation humaine.

« Du clinamen au galimatias : l’Imitation de Lucrèce de Mme Deshoulières », in Chométy Philippe ; Rosellini J Michèle.  Traduire Lucrèce : Pour une histoire de la réception française du De rerum natura (XVIe-XVIIIe siècle). Paris, Champion, 2017.

L’Imitation de Lucrèce en galimatias fait exprès a toujours paru étrange aux lecteurs depuis le XVIIe siècle. D’après l’auteur, ce poème, délibérément obscur et complexe, constitue un exemple unique de poésie philosophique au XVIIe siècle. Il sert à la fois de parodie du discours savant et de terrain de jeu littéraire. Le « galimatias » constitue (Chométy n’emploie pas le mot) une dis/simulation destinée à masquer/révéler des idées épicuriennes, matérialistes et libertines. Toujours d’après l’auteur, le texte de Deshoulières comporte une dimension érotique cachée, en lien avec le thème du livre I du De Natura Rerum,  hymne à la volupté (dont Dehénault avait d’ailleurs déjà donné une traduction). En fin de compte, Chométy conclut que le poème de Deshoulières est une « anti-traduction » qui invite à une lecture ouverte et interprétative, reflétant la réception complexe de Lucrèce à l’époque et le rôle des femmes érudites. Notons en apostille que Deshoulières, dans l’Europe savante du temps, n’est pas la seule à s’intéresser à Lucrèce, celui-ci ayant également fait l’objet d’une traduction par l’écrivaine anglaise Lucy Hutchinson.

Conley, John J., S.J., The Suspicion of Virtue : Women Philosophers in Neoclassical France, Cornell University Press.

Le salon occupe une place décisive dans la France du second XVIIᵉ siècle : il offre aux femmes de l’aristocratie la possibilité d’élaborer une culture philosophique qui, tout en dialoguant avec la pensée masculine dominante, en constitue aussi une mise en question.

Debrosse, Anne. ”Les souvenirs pieux de Madeleine de Scudéry et d’Antoinette Deshoulières chez Marie-Jeanne L’Héritier”. In Légendes noires, légendes dorées, 2018. https://hal.science/hal-02511474.

Comment devient-on Immortelle? L’autrice montre comment l’éloge de Deshoulières par M.-J. L’Héritier est stratégique : il s’agit de constituer une légende dorée des femmes de lettres, en réponse aux dénigrements opérés par Boileau, hostile aux « Précieuses ».

Delattre-Ledig, Camille. « Des savoirs sur les animaux dans les écrits poétiques (XVIIe et XVIIIe siècles) ». Pratiques, 2023, https://journals.openedition.org/pratiques/13804

L’article interroge le rapport entre savoir et poésie chez Antoinette Deshoulières, à travers ses poèmes animaliers. L’autrice se demande en particulier si la poésie peut être un lieu de construction de connaissances sur le monde naturel, ou si elle se borne à répéter des lieux communs, dans une époque envisagée sous le signe d’une mutation épistémologique.  Les discours sur les animaux sont encore fortement influencés par la tradition humaniste et références antiques (Ésope, Horace, Lucrèce), mais on y perçoit déjà des savoirs plus modernes, dans les perspectives ouvertes par Descartes, Gassendi, et les naturalistes.

Elk, Martine van. « Cavendish and Deshoulières: Women and Natural Philosophy ». 2016, https://martinevanelk.wordpress.com/2016/07/06/cavendish-and-deshoulieres-women-and-philosophy/

Cette référence n’est qu’un billet de blog, mais assorti d’un commentaire élogieux de Volker Schröder. Il met en parallèle Cavendish et Deshoulières comme deux penseuses matérialistes de l’âge classique, qui, à travers la poésie, contestent la supériorité humaine et explorent une vision atomiste du monde, inscrites dans les réseaux internationaux de la République des Lettres.

Franzén, Carin. « Ett barockt störningsmoment i franskklassicismen: En läsning av Antoinette Deshoulières idyller ». Lychnos: Årsbok för idé- och lärdomshistoria, 2020. https://tidskriftenlychnos.se/article/view/23380.

Comme je comprends parfaitement le polonais depuis que j’utilise Deepl, je crois pouvoir vous dire sans me tromper que l’animal chez notre poétesse, d’après l’auteur de l’article, n’est pas seulement un motif galant, mais un outil de réflexion philosophique.

Génetiot, Alain. « L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières ». Littératures classiques, 1993, 18, p. 103-114, https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1993_num_18_1_1715

Alain Génetiot montre ici que l’épître en vers au XVIIᵉ siècle — telle que la pratiquent Voiture, Sarasin, Benserade et Deshoulières — est un genre mondain «  gigogne  », d’une plasticité extrême  : il mêle et enchâsse conversation familière, chronique d’actualité, satire, éloge, et confidences, en se définissant d’abord comme «  lettre écrite en mètres  » et message adressé. Cette hybridité le situe au cœur de la sociabilité galante et de la culture de la conversation, où l’épître devient le vecteur privilégié de communication, bien au‑delà de son destinataire immédiat, vers le «  petit cercle  » mondain qui en partage les codes. Cet article est essentiel, étant donné la place central de l’épître dans l’œuvre de Deshoulières.

Gerdes, Nan. « Epicurean Virtues for a Post-Heroic Age? Tracing the Critique of Heroism in Antoinette Deshoulières’ Poetry and Drama ». In Epicurean Virtues for a Post-Heroic Age ? De Gruyter, 2024. https://doi.org/10.1515/9783110799330-005.

Gerdes montre que Deshoulières met en place une une critique philosophique de l’héroïsme “classique”, en s’appuyant sur un épicurisme inspiré par Gassendi. Elle reconfigure la question des Anciens et des Modernes autour d’un enjeu central, le temps.

Cette contribution est à mon sens vraiment centrale. Elle m’a permis de mesurer le double jeu de Deshoulières, qui use de topoï chrétiens et augustiniens d’allure inoffensif pour dissimuler le sens véritable de ces notions, issues d’un matérialisme épicurien (amitié, solitude, refus de la gloire, etc.)

Giles, Lacey. « The Reception of ‘De Rerum Natura’ in the Poetry of Madame Deshoulières ». Studia z Historii Filozofii 12, no 3 (2021): 61‑95. https://doi.org/10.12775/szhf.2021.015.

Cette étude, qui s’appuie sur une riche bibliographie,  met en lumière l’importance de l’épicurisme chez Deshoulières, notamment dans son imitation de Lucrèce, ses maximes et des idylles. Il note par exemple comment la poétesse « manipule le genre » par son « utilisation de l’idylle pour souligner le naturalisme et la causalité matérielle ». Deshoulières est à ses yeux « subversive ».

Gladu, Kim. « Le débat sur le style pastoral au XVIIIe siècle: Madame Deshoulières, modèle de l’élégiaque galant ». Tangence, 2015, https://www.erudit.org/fr/revues/tce/2015-n109-tce02654/1037386ar/

La lecture de Deshoulières se trouve réorientée, au XVIIIe siècle, par le renouveau de l’élégie et le goût pour la poésie sentimentale. Deshoulières fait alors figure de modèle, d’une part pour avoir participé au passage de l’élégie vers un mode élégiaque propre à se diffuser dans l’ensemble des genres dits mineurs ; d’autre part en raison des qualités qui lui sont prêtées : naturel, délicatesse, et tendresse.

Macé, Stéphane, « Poésie savante, poésie galante : pour une approche des poésies de Mme Deshoulières », in Réussir les agrégations de lettres 2026, Presses universitaires de Dijon, 2025

L’article devait originellement être consacré aux « clichés », mais l’auteur a opté pour une approche un peu plus large, et propose de tenir ensemble deux faces souvent séparées de Deshoulières : une poésie de sociabilité vive et une poésie savante, en rappelant les obstacles d’accès (histoire éditoriale éclatée, contexte des vers de circonstance) malgré l’apport de l’édition Tonolo pour permettre de mieux se retrouver dans l’œuvre.
Stéphane Macé insiste sur l’hétérogénéité générique et leur hybridation comme donnée structurante. Il insiste aussi sur  l’importance de la connivence, qui éclaire le recours aux « clichés » (imaginaire pastoral, lexique convenu, rimes attendues) : ceux-ci fonctionnent comme un code.

Perkins, Wendy. « Mme Deshoulières: One of the ‘Derniers Libertines’? » Seventeenth-Century French Studies Newsletter, janvier 1983. world. https://doi.org/10.1179/c17.1983.5.1.125.

Cette étude montre les liens de Deshoulières avec les milieux gassendistes et libertins autour de Chaulieu et Chapelle, et l’influence de Dehénault sur la poétesse. Elle invite à sortir des formes institutionnelles pour repenser la place des femmes dans la tradition philosophique.

Schröder, Volker.  » ‘Le grand nom de Louïs mélé dans mes ouvrages ’ : La place du roi dans les Poésies de Mme Deshoulières« . in Morales du poème à l’âge classique, Classiques Garnier, 2019. https://doi.org/10.15122/isbn.978-2-406-07318-5.p.0095.

Pour Schröder, la « place du roi » chez Déshoulières est ambivalente : nécessaire pour exister dans le champ littéraire de l’époque, mais traitée de façon à préserver la singularité d’une écriture féminine qui refuse de se fondre dans la pompe officielle.

Schröder, Volker. « Madame Deshoulières, ou la satire au féminin ». Littérature. Dix-septième siècle 258, no 1 (2013): 95‑106. https://doi.org/10.3917/dss.131.0095.

Schröder montre que Deshoulières réussit à s’approprier la satire sans rompre avec les codes de la féminité mondaine. Elle transforme la satire en arme douce mais efficace, qui combine élégance et lucidité critique. Nous approfondirons longuement cette question au cours de notre étude : la question de la satire est essentielle dans une œuvre en dialogue permanent avec Horace et Boileau.

Taylor, Helena. « Antoinette Deshoulières’s Cat: Polemical Equivocation in Salon Verse ». Romanic Review 112, no 3 (2021) : 452‑69. https://doi.org/10.1215/00358118-9377358.

L’article propose une relecture des poèmes de Deshoulières où elle donne la parole à son chat (ou plutôt sa chatte), et généralement décriés (1678-1679). Loin d’être de simples fantaisies animales ou badineries féminines, comme le pensait Sainte-Beuve, ces pièces constituent une véritable intervention intellectuelle dans deux débats majeurs de la seconde moitié du XVIIᵉ siècle : la Querelle des Anciens et des Modernes, et la querelle cartésienne de l’animal-machine (la question de la sensibilité et de l’âme des bêtes).

Taylor, Helena. Women Writing Antiquity: Gender and Learning in Early Modern France. Oxford University Press, 2024.

Helena Taylor montre que la construction de la figure ambiguë mais généralement négative de la « femme savante » est au cœur de la redéfinition de la littérature et du savoir au XVIIe siècle. En s’appuyant sur la réception de l’Antiquité par les autrices du temps (Gournay, Scudéry, Villedieu, Deshoulières, L’Héritier, Dacier, etc.), Helena Taylor analyse comment elles se forgent une autorité d’écrivaine à travers la diversité des formes auxquelles elles recourent (traductions, préfaces, romans, contes et bien sûr poésie). Taylor considère la « réception » sous l’angle d’un self-fashioning . Lire les Anciens, les réécrire procède d’une stratégie liée au capital du latin, au choix de genres « légitimes » ou au contraire mondains et réprouvés, enfin aux positions prises lors de la Querelle des Anciens et des Modernes. Le prisme de la réception féminine des Anciens permet de percevoir comment la querelle des femmes, la stabilisation d’un canon littéraire, et la question de l’autonomisation croissante du champ littéraire se trouvent étroitement imbriquées.

La perspective est stimulante, parce qu’elle nous aide à sortir du stéréotype selon lequel les Modernes seraient des ignorantes, méprisant la latinité parce qu’elles en seraient de fait exclues. En réalité, une Deshoulières manifeste une excellente connaissance, et de première main, des sources latines. Elle aussi, autant que les Anciens, se propose d’être une passeuse lucide de l’héritage ancien. Son dialogue avec les auteurs de l’Antiquité (Virgile, Ovide, Lucrèce, mais aussi Horace) est aussi serré que celui d’un Racine ou d’un Boileau. Et de même qu’on n’oserait lire Racine sans confronter son œuvre à ses modèles,  de même serait-il hasardeux de se laisser piéger par l’allure badine et légère des vers de notre poétesse, lestés en réalité par le poids d’un héritage imposant, et qu’il nous appartiendra de tenter d’évaluer.

Tonolo, Sophie. Divertissement et profondeur : l’épître en vers et la société mondaine en France de Tristan à Boileau. Champion, 2005.

« Qu’elles soient insérées modestement dans les œuvres d’auteurs ou, plus rarement, rassemblées en recueil, ces pièces, dont l’allure discontinue est à la mesure de la ‘vitesse sans seconde’ avec laquelle ‘elles font le tour du monde’, concentrent quelques tensions propres à éclairer notre compréhension des enjeux littéraires et sociaux de l’époque. À l’instar de la lettre, l’épître en vers est entreprise de communication, monnaie d’échange et marque sociale ; mais conjointement, en tant qu’elle est poésie, elle relève d’une écriture atemporelle, affranchie de toute fonction, vouée à l’épanouissement d’une gamme de plaisirs – divertissement, carte du jeu de séduction ou manifeste esthétique – rarement rencontrée à cet état de concentration. « 

Tonolo, Sophie. « Rhétorique du cœur et écriture intime. L’art épistolaire d’Antoinette Deshoulières ». L’Ecole du genre, 2012, p. 205-216. https://www.persee.fr/doc/ecoge_1952-2568_2012_act_7_1_951.

Loin du simple « petit genre » auquel on le réduit souvent, l’épître, chez Deshoulières, concentre une poétique de la conversation mise au service d’une éthique sensible : une satire tempérée, une morale de l’amitié, et, malgré le caractère ornementale et officielle de cette forme d’apparat, une voix intime où s’exprime une voix lyrique. Pour Sophie Tonolo, l’épître est une forme centrale dans le production de Deshoulières. Elle est l’atelier où la poétesse transforme le badinage en « rhétorique du cœur », et la forme d’apparat, en chant personnel. L’épître devient un lieu où la « petite forme » s’invente comme outil d’autorité poétique et morale.

Un autre humanisme : le libertinisme moderne à l’épreuve du genre et des frontières de la subjectivité

J’attire enfin votre attention sur les travaux engagés autour de Carin Franzen, de l’Université de Stokholm, autour d’ « Un autre humanisme : le libertinisme moderne à l’épreuve du genre et des frontières de la subjectivité » (« Another Humanism: Gendering Early Modern Libertinism and the Boundaries of Subjectivity »). Ce programme de recherche suédois a déjà donné lieu à différents travaux et séminaires. En particulier, de Carin Franzen, « She Preferred the Condition of Sheep to that of Humans—On Antoinette Deshoulières’ Naturalism », RSA, 2021). Voir: https://www.su.se/english/research/research-projects/another-humanism-gendering-early-modern-libertinism-and-the-boundaries-of-subjectivity

Préciosité, mondanité, galanterie et salons

De nombreuses études sont désormais disponibles sur ces notions, depuis la réhabilitation de ces formes de sociabilité littéraire si longtemps négligées ou discréditées. N’en déplaise à Molière, les Précieuses n’étaient pas ridicules, non plus que les femmes savantes : or, Antoinette Deshoulières tenait précisément des unes et des autres.

Beasley, Faith, Salons, History, And the Creation of Seventeenth–Century France : Mastering Memory, Routledge, 2006.

La première moitié de l’ouvrage est une étude approfondie de l’influence des salons sur le développement de la littérature. Faith Beasley soutient que de nombreuses femmes furent non seulement écrivaines, mais aussi critiques au sein de la sphère littéraire dans son ensemble. Dans la seconde moitié, elle analyse comment les historiens et les critiques littéraires ont ensuite représenté le champ littéraire du XVIIe siècle, en l’identifiant au règne de Louis XIV et à la constitution d’un canon officiel de la littérature française. Beasley montre que, dans cette réécriture du passé, les salons ont été reconfigurés pour proposer une vision alternative de ce moment fondateur de la culture française et des chefs-d’œuvre littéraires qui en ont émergé. Par cette analyse des définitions et des transmissions de l’image du salon du XVIIe siècle, Beasley éclaire certaines facettes de la mémoire collective française, ainsi que les forces — passées et présentes — qui contribuent à la façonner.

Nous pourrons nous demander, à la lumière de ce travail, dans quelle mesure Deshoulières a exercé une fonction critique, en actrice du champ littéraire, et si ce sont précisément ces prises de position, incompatibles avec le canon en cours d’institution, qui ont contribué à son effacement (le soutien à la Phèdre de Pradon et la satire contre celle de Racine firent considérer pendant longtemps qu’elle n’avait pas bon goût). Autre point intéressant de l’ouvrage : il présente le salon comme un laboratoire de formes et d’expérimentation, loin d’être le lieu de jeux littéraires paresseux reconduisant des genres fixes et surannés.

Craveri, Benedetta, L’Âge de la conversation, Gallimard, Tel, 2002.

« Du règne de Louis XIII à la Révolution, la société française a élaboré un art de vivre dont la conversation fut l’ingrédient essentiel. Née comme un simple passe-temps, comme un jeu destiné au délassement et au plaisir, bientôt élevée au rang de rite cardinal de la société mondaine, elle s’ouvrit peu à peu à l’introspection, à l’histoire, à la réflexion philosophique et scientifique, au débat d’idées. Son théâtre privilégié était les ‘ruelles », puis les salons où la noblesse, ayant déposé les armes et exclue de la sphère politique, fondait désormais sa supériorité sur un code raffiné de bonnes manières et un idéal de perfection esthétique. Dans cet espace de liberté disjoint de la Cour, ce sont les femmes qui dictaient la règle du jeu et présidaient aux échanges entre mondains et gens de lettres, contribuant ainsi de façon décisive à la formation du français moderne, au développement de nouvelles formes littéraires, à la définition du goût. » … On peut regretter que Deshoulières soit complètement absente de cet ouvrage où elle aurait pu prendre une grande place, mais aussi que la représentation de la mondanité paraisse un peu idéalisée, au regard en particulier de l’image qui se dégage de travaux plus récents. L’ouvrage reste néanmoins une des grandes références sur le sujet.

Denis, Delphine, Le Parnasse galant : Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle. Honoré Champion, 2001.

« Accomplie dans les années 1660, la progressive transformation de l’ancien Parnasse, royaume des savants et des poètes sérieux, en un lieu où souffle désormais l’esprit enjoué des Muses galantes, s’accompagna d’un ensemble de discours destinés à fixer le nouveau modèle des belles-lettres ou à en contester la légitimité. » L’ouvrage de Delphine Denis, attentif aux formes et au style, fut de ceux qui, au seuil des années 2000, révélèrent « l’émergence d’une catégorie littéraire résolument moderne et profane, celle des ouvrages de galanterie« .

Dufour-Maître, Myriam, Les Précieuses, naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, collection « Lumière classique », 1999.

Le livre montre que l’ « épisode précieux » du XVIIe siècle constitue un moment-clé de l’histoire littéraire pour les femmes. Par la langue, la civilité et la sociabilité lettrée, telle qu’elle se développe dans les salons et les ruelles, des femmes (surtout des Parisiennes) investissent l’espace public des belles-lettres, y prennent la parole et tentent la « conquête du Parnasse ». L’ouvrage démonte le mythe satirique contre des Précieuses qui seraient forcément ridicules, développé en particulier par Molière, mais aussi Boileau ou l’abbé de Pure (La Précieuse, ou les mystères de la ruelle, 1658). Il restitue une nébuleuse réelle de pratiques, de cercles et d’écrits féminins : galanterie, idéal courtois réinterprété, conversation comme façonnage de l’élan passionnel « sous l’égide des femmes », et enjeux de pouvoir symbolique autour de la création linguistique. La thèse centrale est bien celle du sous-titre : la préciosité, loin d’un simple « jargon » aisément disqualifié, accompagne au contraire la naissance des femmes de lettres en France, avant d’être reléguée par une tradition critique ultérieure, illustrée en particulier par Victor Cousin et Sainte-Beuve.

Myriam Dufour-Maître, « Trouble dans la galanterie ? Préciosité et questions de genre », in Littératures classiques, no 90, 2016, p. 107-118, https://shs.cairn.info/revue-litteratures-classiques-2016-2-page-107?lang=fr

Dans cet article, Myriam Dufour-Maître examine la galanterie à la lumière des études de genre et de son héritage précieux. Elle y interroge les continuités et écarts entre Préciosité et galanterie du point de vue des rapports hommes-femmes au XVIIe siècle. Elle montre notamment que si la Préciosité avait initié une réflexion sur la place des femmes et le raffinement des mœurs, la galanterie a déplacé ces enjeux en les intégrant dans une idéologie mondaine où coexistent exaltation de la femme idéale et maintien de structures patriarcales. Pour le dire un peu brutalement, au lieu d’une continuité, l’autrice invite à considérer que la catégorie de galanterie a pu servir à conjurer et étouffer des flottements dans le genre qui caractérisaient la Préciosité, au profit d’une hétéronormativité stricte. La « question précieuse » résiste parce qu’elle déjoue l’évidence hétérosexuelle que la galanterie rend désirable. Comprendre la galanterie par l’histoire de la sexualité (et non l’inverse) éclaire la manière dont le genre a servi à inventer le « sexe féminin » et à discipliner les conduites — tout en laissant, dans les pratiques et les textes, des interstices pour une autonomie des femmes. Passionnant, à lire absolument, et en lien direct avec le positionnement de Deshoulières, qui affiche sa filiation avec la Chambre bleue et se faisait appeler Sapho par son maître Dehénault.

Génetiot, Alain, Les genres lyriques mondains (1639-1660): étude des poésie de Voiture, Vion d’Alibray, Sarasin et Scarron. Droz, 1990.

Étude fondatrice sur la poésie lyrique mondaine (1630-1660) à partir d’un corpus Voiture–Vion d’Alibray–Sarasin–Scarron, le livre de Génetiot (à l’origine, il s’agissait de son mémoire de maîtrise…) montre comment la conversation devient l’ »hyper-genre » qui totalise les petits genres (sonnet, rondeau, madrigal, chanson, épître, etc.) et devient modèle l’esthétique. L’ouvrage met au jour une osmose entre poésie et mondanité : brièveté, clarté, variété, souplesse, refus du pédantisme, où l’éthique de l’honnêteté conditionne l’esthétique. Le lyrisme y glisse du chant vers un phrasé de la prose, hérité de la conversation (Voiture en tête). Deux grands « codes » structurent les déplacements de ton : la galanterie et burlesque, qui supposent l’un et l’autre badinage, grivoiserie, parodie et auto-commentaire. Inscrite dans une économie de l’échange qui accorde une large place à la satire, à la fine raillerie, ou au contraire à la louange et au compliment, cette poésie est « écrite par une société pour elle-même ». Elle participe à l’affirmation d’une culture mondaine autonome fondée sur la politesse, l’honnêteté, et le bon goût.

Génetiot, Alain. Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Champion, 1997.

Le second grand ouvrage de Génetiot, sans traiter spécifiquement de Deshoulières qui sort un peu du cadre chronologique, est une lecture prioritaire pour les Agrégatives et les Agrégatifs : civilisation mondaine, esthétique galante, art de la conversation, neglegentia diligens, néopétrarquisme, satire et burlesque, il n’est aucun aspect de la culture salonnière qui n’ait été abordé par l’auteur, toujours clair, toujours passionnant, toujours stimulant. Indispensable pour comprendre la nature, la forme et les enjeux d’une poétique de la brièveté circonstancielle (pièce d’occasion, réponse, compliment, pointe tenue) et de la performativité (dire, chanter, lire à haute voix), inséparables d’une sociabilité réglée par l’urbanité et l’honnêteté. Les petits genres ne sont pas des sous-formes : ce sont les laboratoires où s’élabore le goût classique (clarté, naturel, mesure), et où s’éprouve un vivre-ensemble esthétique (plaire sans flatter, piquer sans blesser). En conséquence, les enjeux du lyrisme deviennent éthiques et relationnels autant qu’expressifs ; ils redistribuent la frontière entre privé et public, intime et mondain. Cette économie explique la place décisive des autrices (Deshoulières en tête) : leur art de la conversation poétique, loin d’être périphérique, architecture le « naturel » classique et irrigue jusqu’à La Fontaine. En somme, Génetiot montre un classicisme à deux pôles — règle et grâce — où la poésie mondaine, dialogique et civique, n’est pas l’ornement du canon : elle en est l’un des moteurs.

On pourra voir également, à partir de l’ouvrage central de Génetiot, dans quelle mesure Deshoulières s’écarte un peu du modèle mondain fixé vers le milieu du siècle. Notre poétesse a le sentiment d’être l’héritière et la continuatrice de cet âge d’or de la galanterie décrit par Génetiot, mais nourrit une vive nostalgie pour l’époque de la Chambre bleue de l’incomparable Arthénice1 .  Plus philosophe, plus tendre, plus épicurienne, l’on voit poindre chez Deshoulières une prétention au bonheur qui s’affirmera dans les décennies suivantes, tout en conservant un sentiment très vif de la futilité de l’existence hérité de la poésie baroque et des moralistes. Nous ne sommes plus tout à fait à l’époque de Voiture étudiée par Génetiot dans cet ouvrage, mais déjà dans celle du « Prélude des Lumières », pour reprendre l’expression de Pierre Conlon2 .

Gladu, Kim, La grandeur des petits genres : L’esthétique rococo à l’âge de la galanterie. Hermann, République des Lettres : Études, 2019, en ligne : https://shs.cairn.info/la-grandeur-des-petits-genres–9782705694722?lang=fr

L’ouvrage de Kim Gladu, que nous avons déjà eu le plaisir de recevoir au Séminaire XVII à Rouen, prend en quelque sorte la suite des travaux d’Alain Viala, et tente de rapprocher la galanterie telle qu’elle évolue au XVIIIe siècle du rococo pictural et plastique. Beaucoup d’analyses sont aisément transposables à l’œuvre de Deshoulières, mais il faudrait se garder d’appliquer à cette dernière l’étiquette rococo, qui serait anachronique.

Viala, Alain, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. PUF, Les littéraires
2008. En ligne sur Cairn: https://shs.cairn.info/la-france-galante–9782130564171?lang=fr

Alain Viala montre que, au tournant des années 1660, la « France galante » naît d’un glissement de l’honnêteté (comme art de plaire et code de signes adossés à la Cour) vers une galanterie qui met au premier plan l’esprit et l’amour des arts, et qui s’étend à la Ville et aux pratiques de sociabilité. Modèle laïque sans doctrine, la galanterie se concilie sans trop de peine avec la religion et raffine des mœurs existantes, plutôt qu’elle n’impose un nouvel ordre théorique. Sa norme éthique, la « politesse des mœurs », est formulée par Mlle de Scudéry : douceur, exactitude, refus du dérèglement, idéal d’une galanterie « spirituelle, agréable et innocente » . Politiquement, la galanterie devient style d’État sous Louis XIV : l’esprit galant domine et structure les fêtes, ballets et comédies-ballets où l’esthétique pénètre le politique, exhibant hiérarchie et convenances. Le modèle essaime dans différents genres, comme l’opéra, et bénéficie de la caisse de résonance que constitue un périodique très diffusé, le Mercure galant. Il nous faudra retenir, pour l’étude de Deshoulières, que Viala distingue deux galanteries : la « belle » (fondée sur l’amour tendre et l’honnête) et la licencieuse, marquée par la sensualité et dérivant vers le libertinage. Ces deux tendances lui apparaissent comme deux facettes en tension d’un même phénomène.

Viala permet d’adosser Deshoulières à une culture galante comprise comme esthétique des mœurs. Les petites formes de Deshoulières cessent d’être des bagatelles : elles deviennent des dispositifs d’action sociale et politique ou, comme dit aujourd’hui Marine Roussillon, des « faits littéraires » destinés à positionner l’autrice dans un champ et à exercer une action performative sur le réel — comme le montre son admission dans diverses académies ou l’obtention tardive d’une pension en récompense de son talent.

Viala, Alain, La Galanterie, une mythologie française.  Seuil, La Couleur des idées, 2019.

Viala, Alain, « Qui t’a fait minor ? Galanterie et Classicisme », Littératures classiques, 31, 1997, p. 115-134.

*

Après ce passage en revue des travaux sur la Préciosité et la galanterie, j’attire votre attention sur l’importance de ne pas rabattre trop vite ces catégories l’une sur l’autre, malgré les continuités qui les rapprochent. Certes, précieux/précieuses et galant(e)s partagent la même utopie de sociabilité choisie (l’otium mondain), où la conversation constitue le paradigme d’une sociabilité heureuse. Mais l’équilibre se déplace : du privé des salons vers l’espace public (celui de la Cour, des spectacles et des périodiques comme le Mercure galant), et d’une poétique de la pureté des signes à une éthique de l’agrément efficace.

Dans cette perspective, Alain Génetiot invite à resituer historiquement la « préciosité » et à en resserrer la pointe autour de 1654-1661, à l’époque de la Carte de Tendre et des grandes heures du salon de Madeleine de Scudéry, avant la mise en scène comique du terme. À partir de 1660, c’est l’esthétique galante qui devient le référent dominant des sociabilités et des arts de plaire. « Précieuse » glisse très vite vers l’étiquette polémique (héritage des Ridicules moliéresques), tandis que « galant/galanterie » s’impose comme un idéal positif de comportement, caractérisé par la politesse, la distinction,  et l’agrément, durablement installé dans les usages. Jean-Michel Pelous oppose ainsi un amour précieux fortement codifié, héritier d’un héroïsme platonisant et d’une souveraineté rhétorique des dames, à un amour galant plus ludique et social, véritable jeu de société où l’efficacité des manières prime la ferveur platonique (il situe la bascule entre 1654 et 1675). Surtout, la galanterie déborde le cercle salonnier : elle irrigue le comédie-ballet, opéra, puis contes de fées, devenant une tonalité diffuse dans des genres variés. Elle s’institutionnalise également à la Cour et son essor est porté par l’absolutisme, dont elle devient l’une des expressions artistiques privilégiées : l’esprit galant domine les Plaisirs de l’Île enchantée, grande fête de cour donnée à Versailles par le jeune roi dès 1664. En bref, la préciosité des années 1650 est une expérience de langue et d’amour réglés dans l’entre-soi féminin, vite stigmatisée par la satire ; la galanterie (après 1660) est un ethos social et esthétique plus large, adoubé par la Cour, qui fait de l’agrément, des manières et de la conversation un art de vivre, et aussi d’écrire. Devenue style d’État (au sens d’une civilité curiale normative), la galanterie change d’échelle et rencontre, sans s’y réduire, la posture “moderne” qui s’affirmera dans la Querelle des Anciens et des Modernes. La galanterie deviendra un point de cristallisation des débats littéraires, auxquels Deshoulières participa à travers sa pratique.

Deshoulières, par son badinage amoureux et sa pratique des petits genres, relève pleinement du moment galant ; elle se situe souvent du côté d’une sensibilité “moderne” (elle publie dans le Mercure galant et participe pleinement à la sociabilité des années 1670-1690), tout en tempérant l’allégeance courtisane par une éthique de la mesure. On peut lire chez elle des inflexions nostalgiques envers la sociabilité antérieure, celle du temps de Voiture et de l’Hôtel de Rambouillet en particulier, dont Montausier fut une figure marquante. Il ne faut pas y voir le refus de la modernité galante, mais plutôt le souhait de sauver, dans l’extension curiale et le développement d’une mauvaise galanterie, quelque chose de l’exigence de délicatesse héritée des premiers salons. Nous y reviendrons sur pièces.

Terminons cette digression en disans un mot des salons au XVIIIe siècle, qui seront un peu différents de ceux du siècle précédent. L’ouvrage de référence sur la question est celui d’Antoine Lilti, Le monde des salons, Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.

Philosophie, épicurisme, libertinage

Cavaillé, Jean-Pierre. Dis/simulations. Religion, morale et politique au XVIIe siècle. Paris, Champion, 2002.

Dans ce livre, Cavaillé montre comment, dans une culture travaillée par la censure et la persécution, la « dis/simulation » devient à la fois mode de pensée, ethos de prudence et art d’écrire sous contrainte, à l’intersection du religieux, du moral et du politique.

La thèse de Cavaillé est particulièrement stimulante, et nous en avons fait précédemment grand usage dans notre étude sur Scarron : l’auteur considère que la répression de la pensée déviante était telle que les auteurs libertins du XVIIe siècle étaient contraints de se dis/simuler en usant de subterfuges pour avancer des thèses dangereuses. L’un des principaux procédés consistait à masquer des pensées sulfureuses dans des genres aux dehors inoffensifs : nul censeur ne se donnerait le ridicule de condamner des madrigaux et des bouts-rimés… Se pourrait-il que Deshoulières participe de ces écritures du secret, de l’ambivalence et de la prudence, au point de travestir des maximes périlleuses (épicurisme, matérialisme, athéisme) en bergeries volontairement fades et mièvres, et au milieu d’éloges royaux convenus et d’une parfaite allégeance de façade ? Les diligent.e.s lectrices et lecteurs auront déjà compris quelle serait la réponse de l’auteur du présent carnet.

Moreau, Isabelle. Guérir du sot. Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, Champion, 2007.

On complètera ses lectures par une fréquentation assidue des auteurs auxquels Deshoulières songeait constamment, et par rapport auxquels nous aurons à la situer, en particulier Virgile, Lucrèce, Ovide, Horace, Marot, Voiture et Boileau.

  1. Ou, si l’on veut, le salon de Madame de Rambouillet. []
  2. Pierre Conlon, Prélude au siècle des lumières en France. Répertoire chronologique de 1680 à 1715, Genève, Droz, 1970 sqq. []

Deshoulières ou Madame Déshoulières? Sur un vrai-faux problème

Faut-il dire « Deshoulières » ou « Madame Deshoulières », comme le porte le titre de l’édition au programme ? Marie-Jeanne Lhéritier, qui a consacré à notre poétesse un panégyrique intitulé Triomphe de Madame Des-Houlières (1694), la nomme presque systématiquement « Des-Houlières » dans le cours de son texte. Dans un éloge aussi stratégique que le Triomphe, destiné à répondre à Boileau et à faire entrer à titre posthume la poétesse dans une Académie féminine imaginaire, pour la simple raison que les portes de l’Académie française étaient fermées aux femmes, le choix de l’écrivaine est hautement significatif : priver Antoinette Deshoulières de sa civilité revient à la traiter comme on eût fait d’un écrivain masculin, et à revendiquer pour elle les mêmes prérogatives que celles dont jouissent les hommes.

Faisons comme Lhéritier : évitons la condescendance, et conservons à la poétesse sa dignité de grande autrice en l’appelant « Deshoulières », ou « Antoinette Deshoulières ».

Marie-Jeanne Lhéritier, Triomphe de Madame Des-Houlières, 1694

 

Antoinette oubliée : raisons d’un effacement

Le portrait donné par Boileau contribue, dès la mort de la poétesse, à fixer une image négative de Deshoulières que développeront les lecteurs des siècles suivants, en particulier à l’époque où la tradition scolaire canonisera Boileau en « régent du Parnasse ». La marginalisation de la poétesse au XIXe et surtout au XXe siècle, est l’effet combiné de relectures anachroniques, de brouillages éditoriaux et d’une histoire littéraire institutionnelle qui l’a reléguée au second plan — autant de filtres que nous proposons de déconstruire ici, comme préalable nécessaire à une étude débarrassée de plusieurs biais épistémologiques propres à empêcher la bonne compréhension de l’œuvre et de ses enjeux.

Deshoulières, « une folle »

Chacun a reconnu Deshoulières dans la « Précieuse » dépeinte par Boileau dans la Satire X, parue peu après la mort de la poétesse. L’auteur la dépeint dans un portrait peu avenant, parmi les types de femmes qu’il faut se garder d’épouser, juste après la femme savante, autre figure de femme intellectuelle.

Mais qui vient sur ses pas ? c’est une précieuse,
Reste de ces esprits jadis si renommés
Que d’un coup de son art Molière a diffamés.
De tous leurs sentimens cette noble héritière
Maintient encore ici leur secte façonnière.
C’est chez, elle toujours que les fades auteurs
S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
Elle y reçoit leur plainte ; et sa docte demeure
Aux Perrins, aux Coras, est ouverte à toute heure.
Là, du faux bel esprit se tiennent les bureaux :
Là, tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux.
Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre ;
Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
Dans la balance met Aristote et Cotin ;
Puis, d’une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile :
Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés,
Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés ;
Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
Autre défaut, sinon qu’on ne le sauroit lire ;
Et, pour faire goûter son livre à l’univers,
Croit qu’il faudroit en prose y mettre tous les vers.
À quoi bon m’étaler cette bizarre école
Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle !

Il n’est pas indifférent que Boileau ait décidé de maintenir cette description à charge dans une satire publiée après le décès de son adversaire de longue date : c’est dire la menace que cette figure de proue du parti Moderne représentait à ses yeux. Deshoulières incarnait tout ce que Despréaux détestait : une poésie galante jugée sans souffle et sans élévation morale, la dépravation d’un goût non seulement féminin mais efféminé, le règne des femmes sur la littérature, une hiérarchie des valeurs corrompue par l’absence de véritable science littéraire qui permette d’évaluer sainement et de distinguer les grands auteurs des mineurs. La référence aux Précieuses ridicules et aux Femmes savantes (Cotin n’est autre que le modèle de Trissotin), fonctionne, à cette date, comme argument d’autorité qui n’a plus besoin d’être étayé davantage. On perçoit dans cet extrait que Boileau ne pardonne pas à Deshoulières son soutien à ses adversaires et à ceux de son ami Racine, Pradon ou Coras. Boileau s’en prend à un relativisme de salon fondé sur la mode (« tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux »), mais aussi à une présomption  appuyée sur le caprice et l’ignorance, et qui amène à comparer Chapelain (auteur d’une épopée qui n’eut pas le succès prévu, La Pucelle) et Virgile. L’injure finale (Deshoulières est « une folle ») constitue l’argument-massue et habituel pour discréditer les autrices :  le simple fait d’écrire ne peut relever que d’une démence en raison de l’inconvenance de cette pratique pour une femme. En réalité, Deshoulières était malade de corps, mais nul n’a jamais mis en cause sa santé mentale : le diagnostic posé par le satiriste n’est donc pas médical, mais rhétorique. « Folie » désigne moins une pathologie qu’une transgression : parler haut, publier, juger les auteurs, occuper des lieux de visibilité (salon, théâtre, académie, presse). L’étiquette de « folle », synthèse foudroyante de la diatribe, reformule en un mot l’autorité féminine pour la réduire à un excès affectif ou à un caprice.  Boileau pathologise une instance concurrente de jugement (la salonnière) en la décrivant comme tribunal déréglé, et en lui interdisant à ce titre d’exercer sa liberté critique, « peser » Aristote ou Cotin. La folie est ainsi identifiée au goût qu’on ne partage pas, et qui atteste à lui seul l’absence de raison (le « mauvais sens »). Le terme de « folle » résonne comme un verdict d’incompétence genré.

Ce texte apparaît comme un dispositif rhétorique qui fixe Deshoulières en emblème de la « secte façonnière » pour mieux polariser la querelle du goût autour d’un mot-épouvantail : « précieuse ». La cible n’est pas tant Deshoulières que la souveraineté critique des ruelles dans la culture moderne que Boileau combat. Une telle invective ad feminam, qui dépasse les bornes de la satire morale à visée universelle, s’explique par la virulence de la querelle entre Anciens et Modernes, alors à son acmé. En réalité, à cette date, Deshoulières, poète moraliste et élégiaque était respectée, mais le portrait-charge de Boileau sera pris au sérieux un siècle plus tard.

La salonnière : une mal-aimée

Le XIXe siècle et le XXe siècle vont figer ces traits boiléviens. Le premier cliché dont se met à souffrir Antoinette Deshoulières après la Révolution : on la définit volontiers à partir de cette date comme une autrice de « salon ». Or, le terme même de « salon » risque d’induire des préjugés défavorables à la poétesse. Le terme en lui-même est anachronique : importé par l’architecture du XVIIIᵉ et consacré par l’historiographie du XIXᵉ, « salon » charrie des clichés (frivolité, apolitisme, “sphère féminine” loin de toute approche sérieuse de la littérature) qui brouillent notre lecture plus qu’elle ne nous aide à percevoir les enjeux de l’œuvre. Au XVIIᵉ siècle, les sociabilités littéraires sont bien sûr d’une importance essentielle, mais on parlait plutôt d’hôtels, de ruelles, d’assemblées, de visites, de compagnies — configurations mouvantes, sans statut unique ni modèle stable. Ces sociétés étaient davantage organisées par un mode d’échange, la conversation, bien plus que par le lieu physique où ces groupes se réunissaient, les pratiques étant d’ailleurs variables selon les demeures et la personnalité des maîtresses de maison. Le salon n’est pas une pièce, c’est une pratique.

Frivolité

Plus que Lafayette ou Sévigné, le nom de Deshoulières reste arrimé à la sociabilité de Cour et de salon. Or, cette culture mondaine a longtemps été victime d’une réputation désastreuse. Dès le XVIIe siècle Molière et quelques autres, comme l’abbé de Pure, imposèrent l’idée que des « Précieuses » ne pouvaient être que « ridicules »; plus tard, à partir de la Révolution française en particulier, la culture salonnière de l’Ancien Régime est apparue comme le symbole de l’élite aristocratique décadente, déconnectée du peuple, oisive, hypocrite, frivole et superficielle, empêtrée dans les intrigues et paralysée par des codes de comportements pesants. La Révolution et la République ont trouvé dans le monde des salons une cible facile : ces cercles sophistiqués, gouvernés par des femmes réputées artificielles et manipulatrices, exerçant une influence occulte sur la vie politique, étaient montrés comme des lieux de complot et de corruption antithétiques des idéaux virils de vertu et d’égalité revendiqués par le nouveau régime, sur fond de misogynie sévère. Comme l’écrit Alain Viala (( Alain Viala, La Galanterie, une mythologie française, Le Seuil, « La couleur des idées », 2019, p. 51. )) :

Sans-culottes et bonnet phrygien contre robes à paniers et rubans dorés, « citoyen » contre « ci-devant « , raideur antique contre falbalas : la Révolution a été aussi une lutte de styles. Néfaste au style galant. 

La cérémonie d’ouverture des derniers Jeux Olympiques suggère à quel point ce type de représentation reste aujourd’hui vivace dans le grand récit national, malgré les travaux de Viala ou Lilti. En montrant des Marie-Antoinette « décapitées » dansant sur le titre « Heads Will Roll » de Yeah Yeah Yeahs, le spectacle a contribué à prolonger la condamnation morale qui affecte l’aristocratie d’Ancien Régime, dont les salons constituent l’espace emblématique et pour ainsi dire le lieu de mémoire privilégié. Or, Deshoulières, telle qu’elle est représentée sur la couverture de l’édition Classiques Garnier, offre de frappantes similitudes avec Marie-Antoinette jouant les Astrées à Trianon : une bergère mièvre et souriante traînant avec elle des brebis trop blanches. L’image qui colle aujourd’hui à Deshoulières est celle de cette gardienne de moutons éthérée : idylles et églogues y déroulent leur décor de ruisseaux, de zéphyrs et de rossignols, adressés « à l’oreille » et « au cœur », invitant à un retrait hors du monde public et de ses enjeux (fi de la gloire et de l’immortalité!), au profit d’une poétique des passions privées et d’un plaisir tempéré. Un tel corpus confine au soupçon de futilité et de fuite dans un ailleurs bucolique factice et de fantaisie. Des titres emblématiques alimentent ce prisme, comme « Les Moutons » et « Les Oiseaux », souvent lus comme symboles d’un répertoire pastoral tenu pour léger ; à quoi s’ajoutent des pièces où l’autrice se met « seule au bord des ruisseaux » à chanter sur sa lyre, motif pastoral rebattu aux yeux de lecteurs modernes (p. 105).

Vers pour chiens et chats

La poésie animalière, elle, passe aisément pour une variante de ces divertissements: entrée au Mercure galant avec la Lettre de Gas, épagneul (1672), « Apothéose de Gas », série des épîtres de la chatte Grisette à Tata et Cochon, toute une « comédie épistolaire » féline et canine publiée ou relayée par le périodique mondain constitue une ménagerie littéraire facile à parodier. Pour un lecteur prévenu, l’animal masque surtout un jeu plaisant, roman en vers de petits intérêts et de jalousies redoublant sur le mode animal l’existence de désœuvrement de leurs maîtres dans les salons ; bref, cette poésie animalière paraît constituer un aimable théâtre d’alcôve à bonne distance des ambitions intellectuelles, morales ou sociales habituellement assignées à la littérature sérieuse et digne d’être étudiée.  Sainte-Beuve, par exemple, qui apprécie bien des aspects du talent de Deshoulières, ne lui pardonne pas « tant de fadaises de société sur sa chatte et sur son chien »1

Enfin, l’ancrage éditorial (le Mercure galant) et le format (madrigaux, lettres en vers, rondeaux, bouts-rimés) confortent l’idée d’une pratique littéraire conçue comme jeu de salon plutôt que comme lieu d’élévation morale ou philosophique.

Jan Le Ducq, Epagneuls et lévriers, vers 1660-1670, Paris, Petit Palais

Le panégyrique des grands : poésie et courtisanerie

À ce portrait mondain s’ajoute l’étiquette douteuse de poète de cour: Deshoulières multiplie les pièces de circonstance en l’honneur du Roi ou des Grands, au fil des événements du règne. On en trouve l’illustration dès l’Imitation de la première ode d’Horace (pièce liminaire d’allure publique, située « au milieu de la guerre »), dans l’Épître au duc de Bourgogne sur le siège de Mons, ou encore dans des poèmes sur la santé du Roi (1687) et sur des événements diplomatiques (« Arrivée du doge de Gênes », 1685). S’y ajoutent des pièces alliant jeu de mode et hommage au souverain (par exemple les sonnets en bouts-rimés mentionnant Louis le Grand), qui répondent à toute une circulation périodique enregistrant les victoires, les paix, les naissances des grands ou leurs guérisons — autant d’indices qui, pris ensemble, ancrent l’autrice du côté du louis-quatorzisme cérémoniel et de la littérature d’allégeance. Nos critères modernes risquent de condamner sans le comprendre ce registre encomiastique qui paraît confiner à la plus basse flargornerie, mue par l’espoir avoué et mesquin, voire répugnant, d’attirer des récompenses en numéraire. La démesure des hyperboles, les tournures de soumission, le nationalisme agressif, ou l’intolérance religieuse peuvent mettre mal à l’aise de nos jours, selon le degré de sensibilité des lectrices et lecteurs2. De telles pièces mettent en évidence les mécanismes de la faveur et la façon dont l’écriture de cour est codifiée par les contraintes de l’éloge monarchique et de la sujétion politique.

Reine des petits genres

Le dernier point qui joue en défaveur d’Antoinette Deshoulières est la hiérarchie des genres. La poétesse s’est en effet illustrée presque exclusivement dans ce qu’on appelle les « petits genres » : madrigal, air, et rondeau se trouvent spontanément rangés du côté du léger et de l’occasionnel. Lorsqu’elle choisit des genres nobles, comme l’ode, ceux-ci sont filtrés par la culture mondaine et débarrassés de tout héroïsme sublime. Délaissant l’hymne ou l’épopée, Deshoulières s’essaya une fois à la tragédie, Genséric, sans rencontrer le succès escompté. Dès lors, un corpus composé majoritairement de pièces brèves, marquées au coin de la connivence au sein d’une élite choisie, voire codées à l’usage d’un petit cercle de privilégiés, s’expose nécessairement à la méfiance : le corpus paraît trop court pour paraître profond, trop civil pour paraître sincère, trop réglé pour paraître « grand », encore moins sublime. Philippe Busoni, auteur en 1841 d’une anthologie consacrée aux Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, estime que Déshoulières est née trop tôt ou trad tard, et que, face à la concurrence d’un Racine, d’un Boileau et d’un La Fontaine, elle n’a eu d’autre choix que de se jeter par dépit dans les petits genres3 :
J’imagine que, venue cinquante ans plus tôt ou plus tard, madame Deshoulières eût fait grande figure : plus tôt, elle eût aidé à la réforme de Malherbe, en eût suscité une autre peut-être ; plus tard, elle marchait, dans son genre, fort à l’aise et tout à côté, sinon au-dessus, de J.-B. Rousseau, côtoyait Voltaire dans l’épître et le madrigal, et régnait dans l’élégie. Sous Louis XIV, elle fut écrasée et renversée du premier rang auquel elle aspirait. Ne pouvant soutenir la lutte contre Racine en poésie élégiaque (Bérénice l’eût trop effacée), ni contre Boileau dans l’épître, ni contre La Fontaine dans l’apologue, elle se rejeta sur les genres secondaires et discrédités.

Philosophe et inconvenante

La proximité de Deshoulières avec le libertinage, voire avec la pensée de Spinoza, comme le suggère qui mentionne son nom dans l’article qu’il consacre au philosophe hollandais, a pu paraître de mauvais aloi, et d’autant plus inconvenant de la part d’une femme. Pour Busoni, ses attaches épicuriennes constituaient « le mauvais coin du portrait » :
Par opposition à la gravité, au sérieux gallican et à la dignité du grand siècle, elle prit le ton frondeur et sceptique, et se posa en métaphysicienne et en esprit-fort. Hesnault et Fontenelle furent ses dévoués, ses conseillers discrets peut-être encore plus que ses oracles, comme on l’a dit. Ceci est le mauvais coin du portrait. (Busoni, op. cit., p. xii)
Il est piquant qu’on ait pu reprocher à la fois à Deshoulières sa prédilection pour les petits genres vus comme des bagatelles, et des prétentions philosophiques qui ne convenaient pas à son genre. Nous verrons que ces deux aspects, qui jouent en sa défaveur, sont fortement articulés l’un avec l’autre4

Deshoulières au XXe  siècle: « les débris de l’hôtel de Rambouillet »

Sainte-Beuve ou Busoni, sans accorder jamais à Deshoulières la première place, se gardaient au moins de l’oublier. Le XXe siècle fut bien plus sévère. Brunetière ne consacre ainsi que quelques lignes dédaigneuses à Deshoulières, dont les correspondants ne sont à ses yeux que « les débris de l’hôtel de Rambouillet »5 . Après Brunetière, qui reprochait à notre poétesse d’être amie de Pradon, Antoine Adam réduit sa poésie à des « mièvreries fades » et s’en prend à la « mollesse de sa langue » ; il comprenait difficilement l’admiration que lui vouaient ses contemporains, attachés peut-être à la « leçon grave et triste » qui se dégageait de certains de ses vers.  Selon lui, « il n’est pas question de lui attribuer un génie poétique qu’à coup sûr elle n’eut pas », ni d’aller chercher dans ses vers quelque forte pensée philosophique héritée de l’épicurisme : ceux qui l’ont cru se sont trompés, affirme-t-il, avant de soutenir que Déshoulières est en réalité « quiétiste » au sens le plus affaibli, amie du repos et d’une tranquillité liée sans doute à la « mollesse » de ses vers.6
*
Au vu des réticences « spontanées » éprouvées face à l’ensemble des pièces qu’il nous est donné d’étudier, spécialement au XXe siècle, on conçoit qu’il conviendra de changer nos perspectives si nous voulons apprendre à apprécier une telle œuvre. Comprendre et juger Antoinette Deshoulières supposera de se défaire d’un certain nombre d’idées reçues sur la mondanité, le lyrisme, ou la louange royale. Cette réévaluation passe par une démarche de recontextualisation indispensable pour mesurer les enjeux esthétiques, éthiques, philosophiques et politiques qui se nouent dans ces poèmes d’ambition en apparence modestes. Comment la pratique de « petits genres » au sein d’un cercle restreint d’amis choisis put-elle conduire Antoinette Deshoulières à connaître une consécration littéraire qui dura jusqu’au seuil XIXe siècle ? Tel est le mystère qui nous occupera cette année, et qui exigera un décentrement de nos habitudes de lecture.
  1. Sainte-Beuve, Portraits de femmes, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Garnier frères, 1886, p. 364. []
  2. je concède à titre personnel éprouver quelque difficulté face à la célébration de l’Edit de Fontainebleau révoquant les dispositions de l’Edit de Nantes… []
  3. Philippe Busoni, Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, Paulin, 1841, p. XI. []
  4. Voir John Conley, “Suppressing Women Philosophers: The Case of the Early Modern Canon”, Early Modern Women 1, . 2006, p. 99-114. []
  5. Ferdinand Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française : deuxième série, Paris, Hachette, 1913,  « La société précieuse du XVIIe siècle », p. 15. []
  6. Antoine Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1956, p. 678-679. []