L’Ancien et la Moderne : désublimer l’éloge

L’opposition entre le traitement de la lyrique encomiastique par Boileau et par Deshoulières constitue un bon observatoire pour penser les conceptions divergentes de l’éloge, du côté des Anciens et du côté des Modernes. Ces différences ne sont pas seulement affaire de goûts ou de subjectivités, mais de partis pris entraînant des conséquences stylistiques et formelles.

Considérons par exemple L’Ode sur la prise de Namur (mai 1693), poste d’observation idéal pour prendre la mesure de ce dialogue tendu entre Boileau et les Modernes. Le texte, que le poète considérait comme un chef-d’œuvre, était précédé d’un « Discours sur l’ode » où il préconisait pour ce type d’ouvrages les ruptures (« sens rompus »), le « sublime », un « style impétueux » et des « images audacieuses », tel ce panache blanc fixé au chapeau du roi et qui se trouve transformé en astre, en un mot tout ce qu’il appelle des « excès pindariques »,

ces endroits merveilleux où le poëte, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même, évitant avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens qui ôteroient l’âme à la poésie lyrique. […] [Comme dans « le sublime des Psaumes de David »] il y a beaucoup de ces sens rompus, qui servent même quelquefois à en faire sentir la divinité. […] Ce prétexte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art. […] [La manière de Pindare est] pleine de mouvemens et de transports, où l’esprit par[aî]t plutôt entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison.

Boileau théorise pour l’ode un désordre réglé. Quand il loue « ces endroits merveilleux » où le poète « rompt… la suite de son discours », il érige le « sens rompu » (anacoluthe, aposiopèse, brusques parataxes, etc.) en signe d’enthousiasme : non pas faute de logique, mais mimétique d’un esprit « hors de soi ». De là le paradoxe programmatique : « pour mieux entrer dans la raison, sortir… de la raison ». Boileau desserre l’ordre méthodique (enchaînements déductifs) au profit d’une raison poétique, faite de sauts et d’éclats, mais qui demeure signifiante : le désordre est expressif, jamais gratuit.

Ce cadre s’adosse à un modèle scripturaire : le « sublime des Psaumes » offre des « sens rompus » semblables à ceux de Pindare où l’interruption, l’invocation, la bifurcation d’adresse marquent l’empreinte du divin, selon le modèle longinien du sublime défendu par Boileau dans son Traité. Le rapprochement entre Pindare et David suggère que le sublime pindarique, comme celui de David, ont partie liée avec le sacré. En imitant le poète grec, Boileau espère retenir dans ses vers quelque chose de la puissance efficace du Verbe divin. Le lien consubstantiel entre sublime et transcendance sacrée, sur lequel insiste Boileau en mettant en exergue dans son Traité l’exemple biblique du Fiat lux pris par le pseudo-Longin1 , n’a guère de chance de séduire une poétesse épicurienne et matérialiste. L’hostilité de Deshoulières au sublime, qui remonte à l’épisode de la Chambre sublime2 repose sur ses réserves à l’égard du religieux.

L’ode elle-même est tout entière régie par un imaginaire héroïque ou, si l’on veut, « diurne » :

Namur, devant tes murailles
Jadis la Grèce eut vingt ans
Sans fruit vu les funérailles
De ses plus fiers combattans.
Quelle effroyable puissance
Aujourd’hui pourtant s’avance,
Prête à foudroyer tes monts !
Quel bruit, quel feu l’environne !
C’est Jupiter en personne,
Ou c’est le vainqueur de Mons. (strophe 6)

Après un récit guerrier retraçant les étapes des combats, à la gloire de la France, l’ode se termine avec une pique destinée à Perrault, sur une exaltation par le poète lui-même de sa propre voix. Il est animé par « Phébus », « rempli de ce dieu sublime« , « hardi », « sur le Parnasse »

Pour moi, que Phébus anime
De ses transports les plus doux,
Rempli de ce dieu sublime,
Je vais, plus hardi que vous,
Montrer que sur le Parnasse […]

Namur entremêle invocations, mythologie et images cosmiques (Jupiter, Mars, comète, foudre). Le poète hyperbolise le théâtre du siège, dans une visée héroïque sans ambiguïté : célébrer la victoire comme telos de la guerre, dans un haut style où l’ivresse sacrée et la grandiloquence sont des preuves d’élévation. Nous sommes loin des aspirations à la paix, à la mesure et au bonheur privé qui affleurent partout dans les éloge de Deshoulières : celle-ci ne cède jamais à la tentation d’un tel foudroiement. Là où Boileau dramatise et poétise les « bombes »3 , Mars et Jupiter, la poétesse désamorce au contraire la rhétorique du « ravissement » au profit de vertus accessibles. L’argument épique devient instrumental : pour Deshoulières, la victoire vaut si, et seulement si, elle reconduit les conditions du bonheur terrestre (c’est-à-dire la tendresse, la douceur, la paix et les principes d’une sociabilité apaisée et propre au loisir), non parce qu’elle enlève « comme un foudre ». Deshoulières au contraire assèche le spectaculaire grandiose, substituant le tendre à la fureur, préférant la conversation familière aux « sens rompus », les images naturelles aux métaphores recherchées comme le panache-comète. L’amenuisement qui caractérise la poésie de Deshoulières n’est donc pas signe d’impuissance ou de frivolité mondaine : il procède d’une stratégie consciente qui soumet l’éloge à un horizon social, cohérent avec l’ensemble du recueil où coexistent à côté des panégyriques des pièces d’agrément, aussi bien que des poèmes à caractère moral voire religieux. On le perçoit à travers cette comparaison : le but de la poétesse est bien de substituer une logique du bien commun et du plaisir mesuré à la stupeur sublime dont Boileau s’est fait le promoteur depuis 1674. Autrement dit, ce qui pourrait passer pour mièvrerie relève d’un choix de doctrine, ligne de crête exigeante, tenue avec constance de pièce en pièce, pour éviter les extrêmes. C’est la leçon d’Horace bien comprise : les poèmes encomiastiques de Deshoulières peuvent se lire comme un ars poetica et un ars vivendi. Namur réalise certes le « beau désordre » qu’énonce le Discours, dans la langue haute du tonnerre héroïque qui espère trouver le secret de la langue divine, le « sublime » des psaumes davidiques. Au contraire, les stances « sur les victoires » en renversent l’énergie au profit de la paix et ramènent ainsi l’éloge au vivable. L’adoption du style moyen n’équivaut pas au choix de la tiédeur : il correspond à une discipline et à un idéal humain. Le moyen n’est d’ailleurs pas facile : il implique la netteté syntaxique, l’allègement rhétorique, la maîtrise discrète des effets, le souci des vérités humbles. Il est une forme de grandeur sans emphase.

Ajoutons que les techniques d’édulcoration ou du moins d’adoucissement employées par la poétesse correspondent aussi à un contexte historique de mutations du goût qui marque la fin de siècle. Celles-ci condamnent comme archaïque le style pindarique que recherche Boileau, au profit d’une montée du « rococo », dont Jean Starobinski avait montré l’importance essentielle dans les arts décoratifs mais aussi dans bien des aspects de la culture du XVIIIe siècle4 . Dans L’Invention de la liberté, Starobinski décrit l’avènement d’une culture du sentir, du plaisir, de la sensibilité, et l’émergence d’un style rocaille fondé sur la sinuosité et l’agrément, un monde où le primat passe du grand pathétique à la modulation et à la grâce.  Au sens strict d’histoire de l’art, le rococo désigne un style européen caractérisé dans les arts décoratifs surtout par la fantaisie ornementale, les lignes courbes, les guirlandes, l’arabesque ; en peinture, l’invention des fêtes galantes chez Watteau en fixe un imaginaire de jardins, de jeux amoureux, de pastorale théâtralisée et d’intimité élégante.

Le rococo est une notion délicate à employer, tout particulièrement en littérature, comme le suggère Floriane Daguisé dans un article très mesuré sur la question5 , mais qui peut malgré tout être utile à la compréhension de la poésie de Deshoulières. Celle-ci vécut au prélude de cette tendance, mais sa poésie possède précisément ces traits qui plairont tant à ses lecteurs du XVIIIe siècle. Elle préfigure ce style par une poétique de la grâce légère, du petit format, du printanier et du badin, qu’on retrouve plus tard dans les fêtes galantes. On repère dans les textes certaines mignardises (Amarillis est « libre, mignonne, et pleine d’agréments »), une prédilection pour la « grâce » (p. 115) et la douceur, une sensualité un peu molle (« Ecouter sur un lit de fleurs et de verdure / Un Amant qui ne déplaît pas », p. 282), l’ambiance de fêtes galantes (« Que le vin coule… / Qu’on lance… de si vives étoiles », p. 198) et bien sûr la série épistolaire des chats et des chattes, souriante et frivole. Tous ces éléments manifestent un goût qu’on affectionnera plus tard, et qui explique le succès dont put jouir au XVIIIe siècle la poésie d’Antoinette Deshoulières6 .

Le rococo, utilisé avec précaution, non comme catégorie essentialisée mais comme notion-outil heuristique, et débarrassé des connotations péjoratives qui lui ont longtemps été attachées, peut aider à rendre compte du régime de sensibilité et d’écriture qui caractérise la poétesse au programme : l’affectation de légèreté, l’ornementation, le choix de forme comme le caprice, les décors bucoliques ou l’adoption des codes de la galanterie. Dans cette perspective, la poétique de a la « demi-teinte » qui peut servir à définir l’écriture de Deshoulières ne saurait être interprétée comme une faiblesse mais comme l’actualisation d’un nouveau système de valeurs sensibles : on troque désormais volontiers la quête jupitérienne de verticalité et les coups de tonnerre (ou de bombes) contre la douceur horizontale d’un climat humain.

La tradition des salons fournit à Deshoulières les outils (conversation, pointe, « négligence ») qui déjouent l’emphase et la poétique de l’enthousiasme ordonnée à une conception métaphysique et religieuse de la poésie ; son épicurisme lui donne la raison de s’y tenir : préférer la lucidité et l’ataraxie aux hauteurs fictives du furor et de l’hypsos. Le sublime boilévien n’est pas tant combattu de front que systématiquement asséché par une poétique de la mesure, de la familiarité, de la conversation continue et « pédestre », aussi opposée que possible aux « sens rompus » censés manifester un « transport » venu du Ciel.

Le « sonnet burlesque » contre la Phèdre de Racine exhibe la volonté d’entamer le haut style à l’antique par le recours au registre bas et comique : « Une grosse Aricie, au cuir rouge, aux crins blonds… ». En parfait contrepoint au sublime boilévien (p. 413-414), la poétesse met à nu le hiératisme solennel d’un tragique trop sérieux, et de plus desservi par une incarnation sur scène qui suffit à dévaluer son ambition. Le jeu est risqué, et finit même en bastonnade, dit-on, pour Boileau qui avait cru devoir répondre à Nevers et ses amis ; mais ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il est révélateur d’un contre-sublime satirique destiné à faire date, le sonnet étant souvent publié en annexe des éditions de la tragédie de Racine. A la pompe du sublime, Deshoulières préfère la simplicité des ruisseaux, et se donne pour seule ambition de « peindre au naturel » (p. 92)

Echapper au piège boilévien

Deshoulières relève un défi complexe : désublimer le lyrisme sans rabaisser la poésie. Elle assume les formes galantes héritées des salons, mais récuse la sacralisation littéraire : pas de furor, pas d’immortalisation sur le Parnasse, pas de « feu » mystique. La dignité poétique, chez elle, ne vient pas d’un ailleurs inqualifiable, mais d’une immanence : justesse d’observation, éthique de mesure, clarté, conversation. Elle teste les topoï (pétrarquisme, pastorale, éloge) pour en montrer l’appareil et les reconduit au vrai : le cycle des saisons, la vanité de la gloire, l’égalité devant la mort, les petits savoirs des animaux. Dans les pièces « hautes », elle garde l’élévation en laisse, bien gardée par les exigences de modestie, d’utilité et de vraisemblance. Ainsi, loin d’être billets doux, ses poèmes démontrent qu’un style moyen discipliné peut porter une haute idée de la littérature : une grandeur de tenue plutôt que d’emphase.

  1. Nous nous permettons de renvoyer à cette page pour les détails sur cette question. []
  2. Voir ici et la lettre de Bussy-Rabutin. []
  3. « Et les bombes, dans les airs / Allant chercher le tonnerre, / Semblent, tombant sur la terre, / Vouloir s’ouvrir les enfers », Boileau, « Ode sur la prise de Namur« , strophe X. []
  4. Jean Starobinski, L’Invention de la liberté. 1700-1789, Skira, 1964. []
  5. Floriane Daguisé, « De l’usage du rococo dans la critique littéraire dix-huitièmiste », Dix-Huitième Siècle, 2018, 18, https://shs.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2018-1-page-615?lang=fr . []
  6. Voir Kim Gladu, « Le débat sur le style pastoral au XVIIIe siècle : Madame Deshoulières, modèle de l’élégiaque galant », art. cit., https://www.erudit.org/fr/revues/tce/2015-n109-tce02654/1037386ar.pdf . []