En démystifiant les fausses vertus héroïques, en prônant la paix et en condamnant l’ambition et les rêves de gloire, Deshoulières affirme une éthique voire une métaphysique, mais dont les conséquences poétiques sont immédiates. Le décapage de la morale héroïque ruine en effet le socle de la poésie de célébration, et c’est ainsi tout un pan de la tradition lyrique que Deshoulières délégitime en attaquant, dans une perspective chez elle nettement épicurienne, les finalités réputées nobles de la poésie thuriféraire : chanter la gloire, assurer l’immortalité à son objet et, par contrecoup, au poète qui le célèbre. Un poète chrétien pourrait donner la pleine mesure de son talent encomiastique en substituant une figure divine au monarques humains, mais quand bien même, elle ne serait « dans le fond pas impie », une poétesse matérialiste n’a pas cette ressource.
« Exegi monumentum«
Parmi les genres poétiques, c’est en particulier la vocation de l’ode que vise la poétesse : l’ode qui, depuis Pindare, assume la charge de la mémoire publique. Dès le temps de la Grèce archaïque, le chant de victoire (« épinicie » ou « chant épinicien ») fixait le nom des vainqueurs et de leurs cités, promettant qu’un kleos, c’est-à-dire une « gloire », survivrait à l’usure du temps : « Ἁ δ᾽ ἀρετὰ κλειναῖς ἀοιδαῖς χρονία τελέθει », littéralement : « la vertu se maintient durable par des chants glorieux », Pythiques, III, v. 202). Autre exemple, dans les Néméennes :
« Mille objets divers excitent nos désirs ; mais l’athlète vainqueur dans les jeux solennels ne soupire qu’après nos hymnes, qui accompagnent son triomphe et célèbrent sa gloire. Enflamme donc mon génie, ô fille de ce dieu puissant qui règne dans les profondeurs de l’Olympe ! (Pindare, Néméennes, III, trad. Ernest Falconnet)
Bientôt, cette mission s’est doublée d’une économie proprement poétique où le poète, en offrant l’immortalité aux autres, la conquiert aussi pour lui-même. Horace en a donné la formule canonique (Odes, III, 30) :
Exegi monumentum aere perennius regalique situ pyramidum altius, quod non imber edax, non aquilo impotens possit diruere aut innumerabilis annorum series et fuga temporum. Non omnis moriar, multaque pars mei vitabit Libitinam |
J’ai élevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l’Aquilon ne pourront détruire, ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre. |
Non omnis moriar : le motif sera largement repris par la Renaissance française. Ainsi Ronsard transpose-t-il dans sa langue l’exegi monumentum, certain d’accéder par ses odes à l’immortalité :
Tousjours, tousjours, sans que jamais je meure,
Je voleray tout vif par l’univers,
Eternisant les champs où je demeure,
De mes lauriers fatalement couvers, (Ode « A sa Muse », 1587)
Un peu plus tard, Malherbe se flattera d’offrir à son souverain un monument inaltérable : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement », clausule qui traduit cette conviction que le poème est un instrument de durée pour les rois, à qui il offre à la foix un tombeau et un trophée1 .
Qu’avec une valeur à nulle autre seconde,
Et qui seule est fatale à nostre guérison,
Votre courage, meur en sa verte saison,
Nous ait acquis la paix sur la terre et sur l’onde ;Que l’hydre de la France, en revoltes feconde,
Par vous soit du tout morte ou n’ait plus de poison,
Certes, c’est un bon-heur dont la juste raison
Promet à vostre front la couronne du monde.Mais qu’en de si beaux faits vous m’ayez pour témoin,
Cognoissez-le, mon Roy, c’est le comble du soin
Que de vous obliger ont eu les Destinées.Tous vous savent louer, mais non également ;
Les ouvrages communs vivent quelques années.
Ce que Malherbe écrit dure éternellement.
« Les grands crimes immortalisent » : Les « Réflexions morales » comme tombeau des tombeaux
Les « Réflexions morales » (p. 339) commencent par mimer le programme de la célébration poétique pour mieux le retourner. L’ekphrasis du portrait par la « savante Chéron »2 réactive d’abord les lieux communs de la gloire posthume (« plaire et durer toujours », « la race future connaîtra »). Le portrait de la célèbre peintre offrira à la poétesse l’immortalité rêvée, en une image idéalisée débarrassée des traces de sa maladie. De peintre à poète, il n’y a pas loin, en vertu de l’adage horatien d’une équivalence entre ces deux arts (« ut pictura poesis« , Art poétique, v. 361) : en chantant le pouvoir du pinceau de Chéron, c’est aussi la puissance de sa propre plume dont elle paraît faire ici l’éloge, mais pour l’interrompre aussitôt formulé.
Au bout de quelques vers en effet, l’élan s’arrête, l’auto-célébration de l’art se heurte à une brutale désillusion (« Fol orgueil ! »), fondée sur un constat anthropologique, l’universalité d’un narcissisme qui nous aveugle (« L’amour-propre est toujours le plus fort », p. 340). Deshoulières semble ici retrouver les accents des moralistes, dont la dénonciation de l’amour de soi était le leitmotiv : nous en avons parlé dans le billet précédent. Ce que l’ode érige depuis toujours en fin dernière, la transmission d’un nom destiné à traverser les âges, se trouve requalifié en « agréable erreur » de l’amour-propre : vouloir se soustraire à la mort en laissant de soi un bruit chez les vivants. Le renversement est double.
- D’une part, la poète substitue au futur chimérique de la gloire le seul bien réellement désirable, le présent du vivre (« nous perdons le présent, ce temps si précieux, le seul bien qui nous appartienne »).
- D’autre part, elle exhibe la machinerie matérielle de la mémoire par une litanie dépoétisante (« Obélisques, Portraits, Arcs, Médailles, Statues, Villes, Tombeaux, Temples, Palais ») : sous l’auréole de l’éternité, de tels monuments ne sont que des dispositifs d’orgueil, d’argent, et d’ordre, de simples objets, blocs de marbre vidés de sens et de substance.
Plus profondément, la fonction morale de la mémoire est neutralisée. Le « Temple de Mémoire » enregistre indifféremment Pénélope et Médée, Titus et Néron : aux yeux de la postérité, « Les grands crimes immortalisent / Autant que les grandes vertus ». L’exemplarité de l’ode, dont la mission était de magnifier les vertus et, en négatif, de condamner les vices, échoue dans sa mission. Même la concession équitable (« ces espérances ont parfois servi de frein aux passions »), plus ou moins inspirée de La Cité de Dieu ( « Verum tamen qui libidines turpiores fide pietatis impetrato Spiritu sancto et amore intellegibilis pulchritudinis non refrenant, melius saltem cupiditate humanae laudis et gloriae non quidem iam sancti, sed minus turpes sunt« , « Et cependant, quand on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner ; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. », Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre V, chapitre XIII. )) est aussitôt contrebalancée par l’énumération des forfaits enfantés par le désir d’une gloire immarcescible :
Combien d’impostures, De Sacrilèges, d’attentats,
D’erreurs, de cruautés, de guerres, de parjures,
A produit le désir d’être après le trépas
L’entretien des races futures !
Alors qu’Horace se promettait de « ne pas mourir tout entier » (ou lorsque Ronsard espérait ne pas mourir du tout), ici au contraire, la contre-scène infernale (sur les bords du Cocyte, « on n’entend rien ») ôte à la gloire son sujet. La renommée ne réjouit pas les morts, elle n’enrichit que des « indignes neveux » et des « discours pompeux » ou pompiers. La soif d’une gloire creuse acquise post mortem se révèle en réalité asservissement voire addiction ici et maintenant : dès à présent, elle « dévor[e] les cœurs » et dissipe le seul capital légitime, le temps vécu. La leçon est ici très évidemment orientée par l’héritage de Lucrèce, comme l’a montré Gerdes : la « dés-immortalisation » de la poésie chez Deshoulières n’est pas un simple mot d’humeur, c’est la conséquence directe d’un épicurisme tempéré, qui tolère le bien-fondé d’une gloire limitée, mais refuse sa transmutation en mythe posthume. Le souci du « repos », forme mondaine de l’ataraxie du sage épicurien, invite à une humilité qui détourne de la poursuite de la gloire : c’est le cœur de la démonstration de Nan Gerdes consacrée précisément aux vertus « post-héroïques » chères à Deshoulières3 .
Reste un dernier point, une porte étroite mais décisive : si la poétesse refuse la commémoration monumentale, elle accepte en revanche la mémoire affective et le souvenir de l’amicitias, autre vertu épicurienne, « regrettés par nos amis »4 . Ce qui demeure, ce n’est pas le « bronze » ou le « marbre » (p. 308), c’est le lien. La fin, d’une ironie lucide, scelle la leçon : la voix se surprend contaminée par la même vanité qu’elle censure (« Moi qui la condamne [la vanité] ait peine à m’en défendre… Ce portrait… me remplit malgré moi de la flatteuse attente »). Cet aveu n’invalide pas le propos ; il l’authentifie et en prouve l’universalité, car personne n’y échappe, et l’on retrouve, ici encore, la leçon des moralistes craignant d’être aveugles aux maux qu’ils dénoncent chez les autres. À la liturgie héroïque du « monument plus durable que l’airain », le poème oppose une éthique de la tempérance, qui privilégie le goût du présent, manifeste une retenue sceptique devant les fictions de l’éternité, et porte le soupçon sur l’économie des signes de gloire. Ainsi, l’ode commémorative se trouve sapée sans éclat polémique : par dessillement, selon une méthode chère à ceux qu’on appelle « les moralistes », et pratiquée avec brio par La Rochefoucauld. Le chant ne promet plus de sauver le nom du naufrage ; il apprend, si l’on ose ici paraphraser un slogan de Mai 68, à ne pas perdre sa vie à vouloir la sauver. Au lieu de la montée sublime promise par l’ode, la pièce reconduit à une sagesse du présent, l’“utile” du vivre-bien contre l’inquiétude d’un futur chimérique.
Les « Réflexions morales » ne laissent pas de détonner dans une œuvre qui comporte un fil encomiastique si fort. L’ouvrage charrie bien des textes de célébration et de circonstance : épîtres et odes au Roi, idylles dynastiques (par exemple sur la naissance du duc de Bourgogne), pièces sur la santé ou les victoires de Louis, etc., autant de lieux attendus de mémoire publique et d’élévation des « grands ». Deshoulières affiche même une posture double qui assume l’alternance du registre officiel et du loisir galant : « Seule au bord des ruisseaux je chante sur ma lyre, / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans ». Or, les « Réflexions morales » viennent miner de l’intérieur la téléologie traditionnelle du grand lyrisme, qui tend à commémorer, à faire durer, à immortaliser. L’effet de résonance voire de dissonance dans le volume est net. Les poèmes de louange demeurent (et participent à la construction d’une persona d’autrice capable d’occuper l’espace de l’éloge officiel), mais ils sont les textes les moins appréciés des recueils, et surtout des pièces à lire sous le contre-jour d’une poétique de la mesure qui en assèche l’héroïsme rhétorique. La même poète qui peut chanter le Dieu des Guerriers s’emploie ailleurs à dégonfler la fiction d’immortalité : la commémoration n’est plus un absolu, mais un usage social soumis à l’épreuve du vrai, du vraisemblable et du présent vécu. D’où un clair-obscur de lecture : les morceaux d’apparat fonctionnent, dans notre édition, comme un plan lumineux que les « Réflexions morales » viennent traverser d’un contre-rayon sceptique, rappelant que la gloire est simultanément moyen de police des mœurs et mirage passionnel, dans une perspective paradoxalement fidèle à la fois aux leçons de l’épicurisme et du sévère christianisme augustinien. On comprend mieux, enfin, que cet effet dépende aussi de la mise en recueil et de l’architecture de notre édition : l’ordonnance voulue en 1688 a été reprise puis troublée dans les éditions postérieures, la partie encomiastique s’insérant désormais dans un ensemble où les textes de sagesse et de loisir rééquilibrent, voire déjouent, l’attente d’un grand lyrisme de célébration. Autrement dit : l’effet produit par la mise en recueil expose la machine de la gloire, et la débraye dans le même mouvement.
- « Au Roy [Louis XIII] », 1624, in Œuvres poétiques, texte établi par Prosper Blanchemain, E. Flammarion, Librairie des Bibliophiles, 1897, p. 242. [↩]
- Élisabeth-Sophie Chéron (1648-1711) était une artiste peintre, mais aussi poétesse et traductrice, membre de l’Académie royale de peinture depuis 1672, p. . [↩]
- Voir Nan Gerdes, « Epicurean Virtues for a Post-Heroic Age ? Tracing the Critique of Heroism in Antoinette Deshoulières’ Poetry and Drama », in C. Franzén, & J. Vernqvist (Eds.), Body, Gender, Senses : Subversive Expressions in Early Modern Art and Literature, De Gruyter, 2024, p. 77-98, https://doi.org/10.1515/9783110799330005 [↩]
- « Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα, πολὺ μέγιστόν ἐστιν ἡ τῆς φιλίας κτῆσις », « maxime principale » rapportée par Diogène Laërce, livre X sur Epicure : « De tout ce que la sagesse nous procure pour le bonheur de la vie entière, le plus grand bien est la possession de l’amitié ». [↩]