Hypothèse générale de lecture

La poésie de Deshoulières paraît perméable à toutes les influences : celle des ruelles, d’abord, et particulièrement de la Chambre bleue dès longtemps disparue ; celle des moralistes, ensuite, tout imprégnée d’accents augustiniens ; celle de la pastorale, surtout, avec ses moutons et ses bergères, qui firent les beaux jours du roman d’Honoré d’Urfé, trois quarts de siècle plus tôt.

Peut-on s’aventurer au-delà de cette image finalement assez frivole que donnent peut-être, à la première lecture, les vers de Deshoulières ?

Et si, loin d’être un creuset d’influences, ou un simple témoin, fût-il particulièrement virtuose, de pratiques d’écriture salonnières, Deshoulières était une poétesse originale et littérairement ambitieuse, comme le pensaient ses contemporains unanimes ? Si la simplicité et le naturel parfois prosaïque de ses vers étaient non le signe d’une impuissance à s’élever, mais un choix et une ascèse ?

Tel est le pari de ce carnet : montrer que la conversation mondaine, la pastorale, l’éloge (même royal) et les paraphrases chrétiennes sont pour Deshoulières des masques, ou mieux des matrices d’énonciation qui lui permettent de refonder un lyrisme « moderne ». Pleinement engagée dans la Querelle, résolument hostile au sublime clinquant et tapageur des Anciens dont Boileau se pose en champion, l’habituée du Mercure galant choisit la haute exigence d’un style moyen, non par tiédeur, mais comme manifestation d’une éthique difficile sous ses dehors d’aisance et de sprezzatura.

C’est en Horace moderne, plus fidèle que Boileau au principe de l’aurea mediocritas que Deshoulières désublime la lyrique pétrarquiste, recadre l’éloge et déplace le religieux vers une sagesse terrestre. Joindre « l’utile au doux », oui, mais par une prosodie nette et une poétique cohérente, où rien n’est décoratif ni laissé au hasard.

En manifestant une prédilection pour les genres dans lesquels s’est illustré le poète latin (odes, épîtres, « épîtres chagrines » à défaut de satires), Deshoulières élabore une philosophie pratique d’inspiration épicurienne et résolument matérialiste, « dis/simulée » sous les dehors d’une mondanité inoffensive et pastorale. En posant le primat du présent sur la gloire posthume, en désamorçant par le badinage les passions tristes et l’esprit de sérieux, en dégonflant les  vieilles baudruches du lyrisme, dernier repaire du Ciel, la lyrique de Deshoulières constitue une pédagogie visant à l’eudémonisme : elle est la composante essenielle d’un art de vivre fondé sur le plaisir réglé et la lucidité. Pour le dire autrement :  Deshoulières offre à lire une poésie du bonheur, ici et maintenant.