La lyre au crépuscule

Le lyrisme est-il déjà en crise dans les années 1680-1690 ? Deshoulières en fut-elle l’un des agents ? Deshoulières, autrice née trop tard dans un monde poétique déjà bien vieilli, paraît avoir précipité ce prétendu déclin de la poésie lyrique que Sylvain Menant appelait « La chute d’Icare », et qu’il faisait débuter vers la fin du XVIIe siècle. Qu’en est-il vraiment ?

Les Modernes entre crise et progrès

Les contemporains sont les premiers responsables de ce discours décliniste. Le sentiment de décadence de la poésie s’amorce en effet très tôt, dès les années 1680, au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes. C’est de cette période que datent les prémices d’un des mythes littéraires les plus tenaces de notre historiographie, celui des vingt années miraculeuses de la splendeur classique (1660-1680), qu’on appelle parfois la « génération de 1660 ». En 1687, l’année où Deshoulières fait paraître son recueil, Perrault affirme dans son Siècle de Louis Le Grand la thèse du progrès des arts, mais ses vers laissent en même temps filtrer l’intuition d’un proche déclin1 . Il regrette l’époque du « célèbre Corneille » (qui décède en 1684), et considère avec nostalgie les auteurs de l’âge immédiatement précédent, tous décédés lorsque son poème est déclamé à l’Académie française :

Les Régniers, les Maynards, les Gombaulds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans,
Les galants Sarasins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans…2

Deshoulières, comme Perrault partisane des Modernes, laisse transparaître la même nostalgie et le même sentiment d’un déclin de la poésie, par exemple dans la pièce consacrée à déplorer la mort de Montausier : avec lui, c’est le souvenir d’une époque « aux Muses plus propice » qui disparaît :

Et tous deux sont suivis de ces Illustres Morts,
Qui dans une saison aux Muses plus propice,
Firent de leurs charmants accords. (p. 293)

La Motte, ou Chaulieu, qui écrit en 1713 « contre la corruption du style et le mauvais goût du temps », entérineront cette vision d’une « chute d’Icare » dont le début daterait des années 1680, et à laquelle la nostalgie de Deshoulières pour l’époque bénie de la Chambre bleue participe 3 .

Les « arrangeurs de syllabes »

La critique ultérieure emboîtera le pas des auteurs du temps et cherchera les raisons de cette décadence présumée. On considère d’abord que la poésie classique aurait souffert d’un excès de formalisme, dû en particulier aux exigences avant tout techniques de la réforme malherbienne, considérées comme incompatibles avec le libre flux de l’inspiration et débouchant sur un simple artisanat du vers.

Pour faire bref, on a appelé réforme de Malherbe (1555-1628) un recentrage de la poésie sur la diction, la correction et l’euphonie, au détriment du furor et de l’inventio. Génetiot résume ce basculement comme un déplacement « de l’invention vers l’élocution », instaurant le primat de l’art sur l’inspiration, avec une pratique méthodique de reprise et de polissage du vers. De ces principes découle un ensemble de normes techniques : une promotion de la rime riche mais sans excès, une prédilection pour les clausules, la formalisation de l’alexandrin en tétramètre correctement césuré, enfin, et peut-être surtout, une réingénierie de la strophe, et en particulier du dizain, divisé en deux quatrains suivis d’un tercet. Aux questions de prosodie et de métrique s’ajoute un purisme lexical entraînant la purgation des archaïsmes, mais aussi des provincialismes, des latinismes, des italianismes et plus généralement des « termes bas ». Malherbe traque jusqu’aux suites sonores jugées cacophoniques : il condamnait ainsi chez Desportes « Madame, Amour, Fortune & tous les Elemens », reprochant à son prédécesseur la succession des syllabes « Ma-da-ma »).

Ces maximes, reprises et amplifiées par Balzac et Vaugelas, provoquent un appauvrissement des ressources lexicales et, en particulier, une diminution du nombre de mots susceptibles de rimer entre eux. Malherbe ne craint pas une poésie conventionnelle : la mythologie y est par exemple rabattue au rang de comparant convenu ; Malherbe restreint les fables aux références les plus communes et les subordonne à une idée abstraite. La suite du siècle, marquée par le succès des Remarques de Vaugelas (1647) et de L’Art poétique de Boileau qui fera de Malherbe le grand réformateur de la poésie française (« Enfin Malherbe vint et le premier en France… », 1674), fera paraître la poésie comme une simple métromanie, et le poète comme un « arrangeur de syllabes » — formule que, d’après Tallemant, il appliqua à Racan et à lui-même4 .

Nuançons sans attendre cette vision technicienne de la position prêtée à Malherbe, afin de ne pas caricaturer sa « réforme » et de comprendre la nature et les enjeux des exigences formelles auxquelles Antoinette Deshoulières souscrivait, comme les autres poètes de son temps. D’une part, l’architecture malherbienne « impeccable » est explicitement tempérée par l’exigence d’euphonie et de « style doux et coulant » : la musique du vers reste un critère de la qualité de l’écriture. D’autre part, Malherbe n’invente pas ex nihilo un carcan : il précipite une évolution qui date de la fin de XVIᵉ siècle et tend vers l’ordre, la sobriété et la clarté; il propose un outillage rhétorique que le lyrisme comme le théâtre sauront exploiter. En somme, la mécanique post-malherbienne, pensée pour la netteté et la persuasion, n’abolit pas la veine lyrique : elle la reconfigure — ce qui n’empêche pas que, regardée depuis une poétique de l’inspiration, elle ait nourri le cliché d’une poésie classique définie comme un simple artisanat du vers, voire une prose versifiée.

L’idéal de clarté : rêve ou cauchemar?

La révolution philosophique, scientifique et technologique qui marque la seconde moitié du XVIIe siècle a aussi été considérée comme préjudiciable à la poésie. Rationalisme cartésien, absolutisme louis-quatorzien et mercantilisme colbertiste ne paraissent pas constituer un terreau favorable à l’émergence d’une forme littéraire associée à l’imagination et à la fantaisie verbale.

Michel Foucault parle, pour désigner cette période, du passage de l’épistémè de l’analogie à l’épistémè de la représentation5 . Il signifie par là que les conditions de possibilité du savoir (définition qu’il donne à « épistémè ») changent. Entrer dans l’épistémè de la représentation, dont la Grammaire et la Logique de Port-Royal constituent en quelque sorte le manifeste, c’est passer, vers 1650-1660, d’un savoir fondé sur les ressemblances et les similitudes à un savoir qui vise la mise en ordre du réel par des signes transparents.  Connaître revient désormais à établir des taxinomies et représenter correctement (définir, classer, mesurer, prouver). Ce nouveau régime de vérité, en prise avec la mathématisation du monde qu’implique la philosophie et la science modernes, aboutit à séparer radicalement les « choses » des « mots » qui se contentent désormais de les désigner le plus fidèlement possible. Les images poétiques risquent alors de se trouver alors privées de leur sève, dépouillées de la fonction cognitive héritée de la Renaissance, lorsque la connaissance reposait sur le repérage des similitudes, et pour finir réduites à un rôle purement ornemental. La métaphore classique, qui doit désormais être frappée au coin de l’évidence et du bon sens, tend à n’être admise qu’à proportion de sa transparence conversationnelle. Telle par exemple celle du « timon du vaisseau » (p. 198), qui constitue le roi en pilote d’un navire :

Nul Roi n’a porté seul le pénible fardeau,
Les a-t-on vu cesser dans ses douleurs cruelles,
Quoi qu’en des mains sages, fidèles,
Il eût pu confier le timon du Vaisseau ?

Deshoulières opte pour un cliché politique issu de l’Antiquité, celui de la « nef de l’État », image humble par cela même qu’elle est convenue, et immédiatement intelligible. On retrouve le même lexique quasi-administratif et concret dans la pièce à Turgot, lorsque la poétesse évoque « le dédale des lois » pour désigner la complexité du système juridique (p. 282).

Une fois rompu le lien quasi magique qui liait la parole poétique à l’essence des choses, une fois privée de son pouvoir heuristique ou épistémologique, la poésie semble au premier abord se trouve dépouillée de ses enchantements traditionnels, et contrainte comme la prose de viser la clarté, de fuir l’équivoque, de se laisser guider par la raison, avec la grâce et l’élégance pour seuls et derniers atouts. Or, la plupart des régimes poétiques, de la Renaissance au Surréalisme en passant par le Romantisme, associent si structurellement la poésie aux images que le statut accordé aux figures de comparaison par l’époque classique nous paraît assez inconfortable. Les clichés n’ont pas bonne réputation en littérature, de nos jours.

En réalité, ce récit de dessiccation de l’image, longtemps véhiculé par les histoires littéraires et perceptible encore dans la thèse de Sylvain Menant, ne tient qu’à demi6 . D’une part, les formes de la conversation imposent au discours poétique des vertus qui ne sont pas anti-figurales en soi : variété, brièveté, pointe s’accordent sans peine avec le ciselage de figures piquantes et inattendues ; d’autre part, la poétique du mot d’esprit exige une technicité rhétorique qui inclut l’usage habile des tropes : l’artifice et l’ingéniosité du concetto, fondés sur l’équivoque, l’antithèse ou le renversement, produisent des éclairs de vérité — comme des maximes en miniature. Ainsi l’idylle intitulée « Les Moutons » s’achève-t-elle sur une comparaison surprenante en forme de verdict moral : « Vous êtes plus heureux et plus sages que nous. » (p. 125). Ce dernier vers retourne tout le tableau pastoral : la nature (et les bêtes) donnent la norme d’une sociabilité sans domination — la chute vient ici condenser une leçon éthique, voire politique. La figure apparaît propre à cristalliser une norme ou à délivrer une leçon, sur la vanité, la mesure ou l’amitié. Autre exemple : « Ah ! c’est un dévot de cabale » (p. 314) qui sert de relance à l’Epître au Père de La Chaise. Le trait final ou intermédiaire n’est pas un ornement : il qualifie une conduite, fixe une typologie sociale et produit l’effet de vérité d’un mot juste. La figure, dont la fonction relève ici de la satire, classe les comportements et sanctionne, par le rire ou l’élégance, ce qui est convenable en société. Antoinette Deshoulières, qui affectionne également les images plus amples et jusqu’aux comparaisons de style homériques, est loin de négliger les tropes. La ballade à sa fille comporte ainsi une longue métaphore filée : « Fille ressemble à ce bouton vermeil… » (p. 229). Enfin et surtout, si Deshoulières ne se caractérise pas souvent par l’invention de stupéfiants-images inouïs, elle parvient à déplacer ou réactiver subtilement des images conventionnelles afin de leur donner un sens nouveau. Dans la même ballade, l’image classique de la rose qui se fane, topos bien émoussé depuis Horace et Ronsard, laisse place à l’épine, non le reste passé de la fleur, mais son repoussoir dangereux. L’image la plus « classique », celle de la femme-rose, n’est gardée que pour être privée de tout lyrisme au profit d’une pointe mordante dont l’épine apparaît comme la mise en abyme.

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Plutôt qu’un assèchement pur et simple, le changement d’épistémè opère une conversion du figuré. La métaphore cesse sans doute d’être clé herméneutique du monde, comme elle l’était à la Renaissance, mais elle devient preuve de justesse, sous l’égide des principes de clarté, de naturel et de convenance ; elle devient aussi  levier pragmatique dans des formes brèves et dialogales, visant à renforcer les effets et les adresses. C’est cette re-fonctionnalisation de l’image — et non sa mort — qui a pu faire paraître le figuré classique comme décoratif. Or, vu de l’intérieur, il s’agit d’un changement de régime de vérité des figures, calibré par la raison et la conversation.

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Le cliché contestable d’un « déclin » durable de la poésie s’enracine dans des textes qui remontent au début du XVIIIᵉ siècle : dès 1719, La Motte ouvre son Discours sur la poésie en général par une adresse à « ceux qui sont trop prévenus contre [la poésie] » ; il dénonce plus loin la « tyrannie de la rime » et plus généralement les contraintes qui gênent la liberté d’expression :

Eh ! Le moyen que la mesure des vers, la tyrannie de la rime, jointe sur-tout à la contrainte de l’ ode, ne nous arrachent quelquefois un mot que nous sentons bien n’ être pas le plus juste, mais que nous nous pardonnons en faveur de quelque beauté que nous serions obligés de sacrifier avec lui ?7

Ces réticences révèlent qu’un préjugé contemporain existe déjà, lié à la promotion de la prose claire, et à la redéfinition des critères esthétiques par Du Bos à la même époque. Mais cette thèse d’une chute d’Icare suivie d’une longue nuit de la poésie se cristallise surtout au XIXᵉ siècle, chez les historiens de la littérature. Nisard, puis Lanson considéraient le XVIIIᵉ comme un « siècle de la prose », 8 la « décadence » de la poésie débutant en réalité dès la période louis-quatorzienne. Dans les années 1950-1960, la vogue du baroque littéraire, qui remit à l’honneur tant d’auteurs méconnus du début du siècle, tendit à dévaloriser par contre-coup la poésie du « plein-classicisme » (Rousset), au sein de laquelle ne surnageait guère que la figure de La Fontaine. Tous négligèrent la poésie galante et mondaine de la fin du siècle, accréditant ainsi par ce dédain le lieu  commun de la chute d’Icare.

En acceptant l’idée d’une « crise de la poésie » et en reconnaissant l’absence de figure exceptionnelle au cours de cette période marquée par « l’immobilisme », Menant reconduit en partie l’idée d’un déclin des hautes ambitions poétiques. Mais son enquête montre aussi l’intense vitalité d’une production versifiée nourrie par les périodiques et les “petits genres”. La poésie, loin de se tarir à partir de la réforme malherbienne, ne renonce à sa prétention grandiloquente que pour se déplacer du côté du naturel et du « style moyen », au sein d’une scénographie mondaine. En réalité, c’est pour une grande part notre conception datée du lyrisme, tributaire du Romantisme, qui fait écran aux pratiques salonnières du XVIIᵉ siècle.

  1. Contrairement à Fontenelle, seul adepte à l’époque de la thèse d’un progrès continu des arts, Perrault considère que l’âge de Louis XIV marque un somme insurpassable et qu’on ne saurait monter plus haut. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre carnet consacré à Boileau: https://boileau.hypotheses.org/174 []
  2. Charles Perrault, Le Siècle de Louis XIV, 1687. []
  3. Voir Menant, La Chute d’Icare, op. cit. p. 104. []
  4. Gédéon Tallemant de Réaux, Historiettes, Paris, A. Levavasseur, 1834, t. I, p. 172. Les deux ouvrages essentiels pour bien comprendre la réforme malherbienne sont : Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes [1891], Paris, Armand Colin, 1969 ; René Fromilhaghe, Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. []
  5. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Rééd. coll. « Tel », 1990. Chapitre 2, « La prose du monde ». []
  6. Si je n’éprouvais  quelque scrupule à égarer l’agrégative et l’agrégatif diligents en lectures inutiles, je les renverrais au Chant de la grâce. Port-Royal et la poésie, Paris, Champion, 2003, où j’aborde ces questions depuis le prisme de Port-Royal. []
  7. Œuvres de Monsieur Houdar de La Motte, Paris, Prault, 1754, p. 55. []
  8. Marius Roustan, La Littérature française par la dissertation, Paris, Paul Delaplane, s. d. []