La dernière Précieuse ?

La poésie d’Antoinette Deshoulières : « un charmant badinage »

Antoinette Deshoulières semble d’abord s’inscrire pleinement dans la tradition de la mondanité galante du milieu du XVIIe siècle, héritée des salons précieux de l’époque de l’Hôtel de Rambouillet, et en reconduire la « poétique du loisir mondain ».
  • Comme ses prédécesseurs tels que Voiture ou Sarasin, elle conçoit la poésie avant tout comme un loisir aristocratique et non comme une carrière littéraire. En effet, la poétesse, qui attend dix ans avant d’activer le privilège reçu pour son recueil de poèmes, affecte de cultiver une indifférence à l’égard de la poésie imprimée partagée par l’ensemble de l’aristocratie. Elle privilégie la circulation orale ou manuscrite de ses vers dans les cercles choisis, ou la parution occasionnelle et éphémère dans le Mercure galant, plutôt que la publication formelle en volume, qui n’interviendra qu’en 1688. Cette amateurisme assumé est confirmé par Antoinette-Thérèse, dans la préface de l’édition de 1695 des œuvres de sa mère, où elle écrit que cette dernière « travaillait si peu dans la vue de faire passer son nom à la postérité », ne cherchant qu’à plaire sur le moment sans même conserver ses œuvres. Antoinette elle-même qualifie d’ailleurs ses écrits de simples « bagatelles » (p. 304), attitude typique de la poésie de salon où l’on écrit pour le plaisir et l’agrément du cercle mondain, non pour la gloire littéraire ou le profit.
  • Deshoulières fréquente les mêmes milieux que la génération précédente et s’en inspire. Jeune, elle a pu observer les salons de quelques « ruelles » fameuses avant de tenir le sien propre avec sa fille. À l’image des dames de l’hôtel de Rambouillet ou de Madame de La Sablière, elle privilégie la poésie de circonstance, spontanée et légère, au sein d’un cercle intime. Ses pièces galantes circulent ainsi comme un « tourbillon léger et enjoué, qui se distingue des écrits sérieux, voués à l’édition », comme l’écrit Sophie Tonolo, perpétuant l’esprit d’évanescence poétique de ses illustres aînées. Par exemple, dans le Mercure galant de 1678, Deshoulières lance la mode des « épîtres de chats ». Sous le nom de sa chatte Grisette, elle échange des lettres en vers avec d’autres chats de dames de la cour, au grand délice du public mondain de l’époque1 . Ce divertissement littéraire, frivole en apparence fait écho aux jeux d’esprit pratiqués par Voiture et ses amis un quart de siècle plus tôt.
  • La composition du recueil, par son savant désordre, a tout d’une ruelle imprimée. Il retient l’écho des conversations orales et mondaines qui l’ont vu naître, et fige des échanges nés à chaud (billets, chansons, etc.). La polyphonie est explicite, dans la querelle des ballades du temps jadis comme dans le cycle de la poésie animalière : à travers le jeu des réponses en chaîne, nous entendons les multiples voix d’une conversation versifiée. Nous sommes témoins des défis et des réponses. Des traces textuelles manifestent le rôle joué par l’édition pour relier et stabiliser des bribes volatiles (« rimes qui couraient alors », p. 532, « un mauvais rondeau qui courait », p. 393). Les destinataires des poèmes, ou même les pièces d’autres auteurs insérées dans l’œuvre, manifestent la dimension essentiellement dialogique et collective de la poésie des ruelles. Le pseudo-anonymat des astérisques ne fait au fond qu’authentifier l’authenticité du dispositif : à la lecture du recueil, on entre bel et bien dans la ruelle d’Antoinette, dont l’édition fixe l’éphémère, faisant revivre ces querelles mondaines qui rejouent en demi-teinte les grands disputes littéraires du siècle, ainsi la « querelle des ballades » en 1684, qui rappelle la querelle des sonnets d’Uranie et de Job entre Voiture et Bensérade2 .
  • Les genres mondains privilégiés par Deshoulières trahissent aussi cette filiation galante. On relève dans son œuvre une prédilection pour les formes brèves prisées un demi-siècle plus tôt : madrigaux (elle en compose une quinzaine), chansons (une dizaine), ballades (huit), rondeaux (huit également) et églogues. Ces petits genres légers, remis à l’honneur par Voiture et ses contemporains, forment l’ossature de la poésie de société de 1630-1660. Deshoulières perpétue ce goût : par exemple, elle cultive le madrigal galant, pièce courte célébrant les émois du cœur avec grâce et esprit, réputée « respirer la douceur, la tendresse et l’amour » selon Boileau (Art poétique, chant II). De même, elle renoue avec la ballade à refrain et même avec le « vieux langage » marotique par jeu d’érudition, comme on le faisait jadis dans la Chambre bleue de l’incomparable Arthénice : « Le bel Esprit, au siècle de Marot.. » (p. 172). L’exemple le plus représentatif de cette veine au sein de notre recueil est sans doute la ballade en style archaïque insérée dans une épître, véritable hommage à « l’âge d’Amadis » chevaleresque cher aux précieux (p. 151). Par ces choix formels, Deshoulières manifeste sa dette envers les divertissements poétiques de l’ancienne génération galante.
  • Cette continuité s’aperçoit aussi dans le goût du badinage : ses contemporains louent son talent à « railler & badiner finement & agréablement » (( Cité par V. Schröder, « Madame Deshoulières ou la satire au féminin », art. cit. )) sans jamais blesser. Le badinage n’est pas gratuité : il est l’outil par lequel Grisette tente d’apprivoiser le désir de Tata et de le civiliser :

Pour moi qu’un heureux sort fit naître tendre et sage,
Je vous quitte aisément des solides plaisirs.
Faisons de notre amour un plus galant usage,
Il est un charmant badinage
Qui ne tarit jamais la source des désirs. (p. 379)

Dans ces vers, Deshoulières érige la douceur en principe de gouvernement du désir, contre l’absolu de la passion néoplatonicienne tout autant que contre l’obscénité. L’attaque (« tendre et sage« ) dessine un autoportrait éthique : la voix se place d’emblée sous le signe de la mesure, loin de toute bravade libertine. Vient aussitôt le glissement ironique : « je vous quitte aisément des solides plaisirs ». Le qualificatif « solides », qui renvoie à l’épaisseur et à la crudité des désirs, est congédié avec une élégance qui fait de la renonciation un geste léger et choisi ; la douceur s’y définit contre l’épaisseur. À cette brutalité évincée, le poème oppose un lexique de civilité : « un plus galant usage ». L’amour est rapporté à un code (« usage ») : non pas contrainte, mais norme de convenance qui stylise l’élan et l’apprivoise. Le cœur de la proposition tient dans « un charmant badinage » : terme-clef de la sociabilité mondaine, le badinage réduit la tension (de l’ardeur au jeu) sans jamais nier l’énergie du désir. Bien au contraire, la clausule l’affirme en positif : « qui ne tarit jamais la source des désirs ». La douceur n’éteint pas ; elle régule et, ce faisant, rend durable le plaisir, elle transforme la dépense en échange soutenu. Un psychanalyste dirait qu’elle la sublime. Ainsi, contre la veine satirique ou la gauloiserie, la pièce recalibre le désir en jeu réglé : on y brille sans blesser, on plaît sans outrer ; bref, ces vers incarnent une poétique de la mesure où la galanterie donne sa forme aimable à l’érotique.

À travers ces exemples de poésie mondaine, Deshoulières apparaît donc comme l’héritière directe de la galanterie précieuse du milieu du siècle, tant par ses choix de genres, de styles que par son ethos d’aristocrate lettrée écrivant pour le plaisir d’un cercle.

Nous verrons dans l’étude du détail des textes que l’on peut aisément retrouver dans la poétique de Deshoulières tous les traits définitoires de la poétique mondaine tels que les a établis Alain Génetiot :

  • L’esthétique des « grâces et des ris » (p. 252), caractéristique d’un néo-alexandrinisme auquel se mêle l’héritage d’Ovide. L’idéal esthétique, c’est cette grâce si difficile à saisir et dont La Fontaine disait qu’elle était « plus belle encore que la beauté;
  • Le renouveau de la pastorale, cadre idéalisé d’une utopie sociale.
  • Le goût pour un médiévalisme badin et néo-gothique, perceptible dans la nostalgie du temps de la chevalerie, les rondeaux en « vieux langage » ou les ballades d’autrefois (p. 140, « Ballade » « A M. le duc de Saint-Aignan »)
  • Le classicisme latin, sensible dès le début du recueil à travers l’imitation d’Horace, dont Deshoulières reprend les genres favoris, épître, satire, ode; ou encore dans la pratique des formes virgiliennes comme l’églogue.
  • Une facture malherbienne plaisamment mise à distance, comme on voit dans la parodie du Cid (p. 457) : « en cet affront Malherbe est l’offensé ». L’héritage du poète normand est contredit par la présence d’archaïsmes et de procédés de versification venus de la Renaissance et de la fin du Moyen-Âge, mais son nom souligne qu’il reste une référence par rapport auquel la poétesse doit se situer.
  • La pratique d’une poésie-conversation marquée par le dialogue, la familiarité, le naturel et les traces d’oralité, au service d’une utopie sociale fondée sur l’agrément partagé. La présence de voix multiples dans le recueil, ou la pratique des joutes (bouts-rimés de 1684, échanges avec le duc de Saint-Aignan publiés dans le Mercure galant) montrent combien la valeur d’un poème tient à sa position dans la chaîne des répliques. Ce dialogisme est l’un des traits structurants de Deshoulières, dont bien des pièces s’inscrivent dans l’échange (réponses, joutes, conversations en vers) et prennent sens par leur circulation au sein de l’élite aristocratique et littéraire. Il innerve aussi les pièces “encomiastiques” adoucies par la pastorale : Idylle sur la naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne (1682), Idylle sur le retour de la santé du Roi (1686), dont nous parlerons plus en détail par la suite.
  • La reprise atténuée des grands thèmes de la lyrique amoureuse et thuriféraire : le dialogue avec Pétrarque est central, mis en scène en particulier dans l’épître à Mademoiselle de La Charce, p. 120.
  • Le parti pris d’enjouement: « Et la plus enjouée et brillante jeunesse / L’est bien moins que ma belle humeur », dit Mittin à Grisette (p. 384)
  • La négligence savante et le style moyen désinvolte: « vous jouez avec moi, mais c’est nonchalamment », déclare Blondin à Grisette, en une tournure dont l’intérêt métapoétique (p. 381) manifeste la sprezzatura calculée de Grisette.

Quelques lectures

L’art du portrait (p. 88)

« Sa taille n’est encor ni grande ni petite,
Elle est libre, mignonne, et pleine d’agrément.
Son nez n’est pas mal fait ; mais que ses yeux sont beaux !
Ses yeux noirs et brillants où l’Amour prend ses armes… »

Ce portrait met en scène une esthétique de la mesure qui désarme la brutalité de cour. Dès le début (« ni grande ni petite ») la formule en balancier installe l’entre-deux : c’est l’anti-hyperbole par excellence, signature d’un goût qui refuse le choc du contraste, et estime comme Aristote que la vertu est dans le juste milieu. La suite précise l’horizon d’évaluation : « libre, mignonne, et pleine d’agrément ». Agrément est le mot-clef mondain : on juge moins la puissance des traits que la grâce de la présence (aisance, liberté des mouvements), ce qui substitue à la logique du trophée viril une économie de civilité. Vient alors la litote (« Son nez n’est pas mal fait ») qui euphémise la louange et tient à distance la curiosité indiscrète du blason anatomique : la politesse gouverne la description, on n’appuie jamais, et par surcroît on évite ce que Laure Mulvey appelle le « male gaze ». Le regard féminin entreprend ensuite de se déplacer vers le haut et de spiritualiser l’attrait : « mais que ses yeux sont beaux ! Ses yeux noirs et brillants ». L’éloge quitte le détail corporel pour l’expression, c’est-à-dire l’âme et l’esprit, évitant la crudité où aime s’encanailler la rustrerie courtisane. La clausule « où l’Amour prend ses armes » relève de la galanterie. L’amorce guerrière (« armes ») n’est plus qu’une métaphore aimable, retournant l’imaginaire du duel en jeu d’esprit, la force en douceur et en urbanité.

Du carpe diem au memento mori : les Fleurs

Chez Deshoulières, la brièveté et la pudeur n’interdisent pas le grave : l’idylle Les Fleurs convertit un memento mori, dont la modalité funèbre s’éclaire de nuances horatiennes en clair-obscur :

Que votre éclat est peu durable,
Charmante fleurs, honneur de nos Jardins !
Souvent un jour commence et finit vos destins,
Et le sort le plus favorable
Ne vous laisse briller que deux ou trois matins.
Ah, consolez-vous-en, Jonquilles, Tubéreuses :
Vous vivez peu de jours, mais vous vivez heureuses… (p. 170)

La perspective de la mort inéluctable assombrit le motif ronsardien, manifestant jusque dans la légèreté épicurienne de Deshoulières l’influence du clair-obscur augustinien cher à Philippe Sellier.

L’épître comme conversation mise en vers : le dossier Montausier (1684–1688)

L’épître est par excellence l’incarnation littéraire de la conversation, qu’elle a pour tâche de mettre en forme sans figer. L’ensemble de poèmes parus à l’occasion de L’Amadis de Lully (1684) en fournit une éloquente démonstration.

Au début de 1684, la création d’Amadis, opéra inspiré d’un roman de chevalerie encore fort célèbre, relance dans le « monde » une dispute sur la vraie galanterie. Deshoulières y répond par une ballade « en vieux langage » dont le refrain deviendra proverbial, « On n’aime plus comme on aimait jadis », d’abord publiée dans le Mercure galant (janvier 1684), puis insérée au recueil de 1688 avec son contexte et ses suites poétiques. Cette ballade n’arrive pourtant jamais « seule » : elle est présentée, adressée, et cadrée par une « Épître à M. le duc de Montausier, en lui envoyant la ballade qui suit », que l’édition de 1688 enregistre explicitement. L’appareil du livre donne ainsi à voir ce qui, en amont, fut un geste de sociabilité : l’envoi, la scène d’adresse et l’invitation à la réplique.

Dans cette épître d’envoi, la poétesse met en scène la conversation mondaine : elle désigne son interlocuteur (Montausier), en fixe le ton (un « chagrin » enjoué, non vindicatif) et légitime le propos par la mémoire de Rambouillet. Le début célèbre « Montausier dont le cœur ferme, grand et sincère, / Seul, dans un siècle corrompu, / Possède, connaît et révère / Le vrai mérite et l’antique vertu ») fait de l’allocutaire un arbitre éthique (le seul qui « tienne » encore l’antique vertu) et installe l’épître comme tour de parole inaugural (« Souffrez qu’en vos mains je dépose / les innocents chagrins de mon cœur irrité »). L’épître n’est pas commentaire : elle est un acte de sociabilité qui ouvre la discussion en confiant en mains sûres la pièce à débattre.

La suite prouve que la lettre sollicite effectivement la réponse : autour d’Amadis s’engage une joute où La Fontaine réplique par une ballade à rimes identiques (« On aime encor comme on aimait jadis »), tandis que le duc de Saint-Aignan répond à son tour ; et Deshoulières intègre ces répliques dans son édition, soulignant délibérément le caractère dialogique de l’ensemble. La ballade « d’appel » est ainsi encadrée (par l’épître) et prolongée (par les contre-pièces), exactement comme dans une causerie de ruelle où l’hôtesse, maîtresse et initiatrice de la parole, distribue les tours, puis laisse la parole circuler : le livre archive cette polyphonie ordinaire de la mondanité.

Sur le plan pragmatique, l’épître d’envoi fait ce que fait une maîtresse de maison : elle introduit le sujet (un présent « corrompu » où l’amour n’est plus qu’en « chansons « ), oriente la réception du côté de la douce fermeté en refusant la « raillerie aigre », et met en circulation la pièce jointe, « la ballade qui suit ». Elle est l’outil rhétorique par lequel la conversation se forme (comme l’attestent l’adresse, les vocatifs, et la seconde personne), s’ajuste (à-propos, tact), et s’ouvre à l’assemblée implicite des lecteurs-auditeurs.

Sur le plan institutionnel, l’édition scande les tours de parole et entérine le don/contre-don : la table de 1688 enchaîne « l’Épître à M. le duc de Montausier », la ballade « À Caution tous amants sont sujets », puis les réponses (« Réponse à M. le duc de Saint-Aignan », etc.) Le volume devient la mémoire réglée d’un échange né en présence, relayé par le Mercure galant, et désormais canonisé par l’ordre du livre.

Sur le plan poétique, le choix de l’épître suivie des ballades déplace la satire dans le registre de la civilité : elle permet la pointe morale et la mélancolie polémique sans passer par l’étiquette de « satire » (jugée indécente pour une femme, explique Schröder), exactement selon la grammaire de la conversation mondaine (litote, concession, euphémisme, pointe). L’épître assure cette décence : elle règle le face-à-face, protège l’énonciatrice derrière l’autorité de l’allocutaire, et reconduit la norme partagée de l’urbanité.

Au total, le cas Montausier montre que, chez Deshoulières, l’épître est la forme-mère de la conversation mise en vers. C’est parce qu’elle est d’abord un acte de sociabilité que l’épître peut, ici, porter la critique des mœurs, sans bruit de tribunal, mais avec l’autorité concrète d’une parole « présentée » et partagée.

Le formalisme mondain doublé de pudeur n’empêche pas l’expression de paroles graves ou personnelles, mais dans cet univers galant, on ne s’exhibe pas en génie souffrant : on module sa voix, on passe par des personae, on ajuste l’ethos et l’adresse, c’est-à-dire qu’on n’oublie jamais que ses propos s’inscrivent dans une scène sociale. L’émotion littéraire n’est pas absente, mais elle passe par la litote et la pointe plutôt que par le cri déchirant donné comme sincère et sorti des entrailles. Au sein de cette culture salonnière, le lyrisme ne peut qu’être en dialogue, souvent répliqué, volontiers dialectique, comme une « conversation de personnes absentes » (Scudéry), loin d’être confiné au soliloque lyrique : c’est même l’un des traits structurants de Deshoulières, dont bien des pièces s’inscrivent dans l’échange et la circulation. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à articuler, et donc un autre lyrisme. A la différence de la lyrique post-romantique, foncièrement soliloque, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation. Entrer dans une œuvre comme celle d’Antoinette Deshoulières suppose donc un dépaysement critique : il convient d’admettre qu’une culture très proche par ses sociabilités (politesse, esprit, humour) et par ses héritages (Antiquité et Renaissance), puisse nous être aussi étrangère par ses cadres énonciatifs et créatifs. À défaut, on restera sur le pas de la ruelle et l’on confondra différence et insignifiance.

Par delà la galanterie

Si Deshoulières doit beaucoup à la mondanité galante de ses prédécesseurs, elle ne s’y réduit pas et s’en démarque à plusieurs égards, affirmant une voix originale.

  • D’abord, son contexte historique et personnel la poussent à dépasser la simple fantaisie galante. Écrivant dans les années 1670-1690 sous le règne de Louis XIV, elle évolue à une époque où le classicisme triomphant valorise les formes sérieuses (épopée, tragédie, satire officielle) au détriment des jeux poétiques précieux jugés désuets. Persévérer dans la veine galante était déjà en soi une singularité.
  • Deshoulières insuffle souvent à ses poèmes mondains une portée réflexive ou critique plus appuyée que ne le faisaient les puristes de la galanterie précédente. Lectrice des moralistes et amie de La Rochefoucauld, Deshoulières écrit dans une culture où l’amour-propre, les fausses vertus et la vanité des réputations font l’objet d’un démontage systématique. Ce cadre théorique reconfigure le sujet lyrique, qui soupèse les motifs même qui le constituent et s’ingénie à déjouer les séductions de sa grandeur. Les formes brèves (madrigal, portrait, idylle), loin de viser seulement à l’agrément galant, fonctionnent alors comme des micro-dispositifs d’épreuve, pour ne pas dire des essais en retenant de ce mots certaines de ses connotations montaigniennes : elles testent le poids des affects, dégonflent les grandiloquences, récusent l’héroïsme spectaculaire (y compris moral), et substituent à la rhétorique de l’élévation une éthique de la justesse du plaisir mesuré, du présent habitable, et d’une clarté proche de la prose.
  • une mélancolie funèbre assombrit ses vers, hantés par les « tombeaux » (p. 368) et les « réflexions morales » (p. 339). Le ton même de Deshoulières se démarque par moments de la légèreté attendue. Si elle sait être aimable et tendre dans ses idylles, elle laisse aussi percer une mélancolie désabusée peu commune chez les galants optimistes du milieu du siècle. Plusieurs madrigaux de sa plume, sous couvert de gracieux adieux d’amour, délivrent en réalité une morale de la désillusion. Par exemple, à la fin du madrigal « Que la fin d’une tendre ardeur » (p. 224), la poétesse conclut « qu’un cœur vers la raison fait un triste retour ! », c’est-à-dire qu’après les folies d’amour, le retour à la raison n’apporte qu’amertume. Cette tonalité de regret, cette idée que la tendresse précieuse d’autrefois est toujours ternie trahit l’influence des moralistes (en particulier La Rochefoucauld à qui Deshoulières adresse une ode, p. 241), mais aussi l’esprit d’un temps plus sceptique. On est loin de l’insouciance triomphante des compliments de Voiture. De même, dans ses « Réflexions morales » en vers, Deshoulières adopte la forme de maximes poétiques à la manière de Pascal, méditant sur l’illusion de la gloire, les vanités humaines, et la douleur de la condition mortelle. Ces préoccupations graves et morales, en accord avec l’esprit des moralistes, excèdent le champ de la poésie galante traditionnelle. La tragédie Genséric fait d’ailleurs entendre une voix anti-héroïque : Eudoxe y professe que “le repos […] est le seul bien”, en écho aux Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité (prose contre la passion de gloire), et au contre-modèle « égalitaire » et anti-humaniste donné par les bêtes dans La Solitude (« Ils sont moins barbares que nous »).
  • Deshoulières adopte volontiers la voix du satirique pour s’indigner des travers du temps et se moquer des abus, ainsi dans la série des « épîtres chagrines », dont elle emprunte la forme à Scarron qui l’avait inventée. Le sentiment de décadence qui se dégage de ces textes la rapproche du ton d’un La Bruyère, dont l’œuvre est exactement contemporaine, mais en prenant soin de ne pas heurter ses lecteurs par une parrhèsia trop franche, qui risquerait de blesser ses lecteurs et lectrices.
    Dans l’une de ces épîtres, par exemple, elle regrette la perte des vraies valeurs de la galanterie : elle y fustige la mollesse des jeunes fous de la « nouvelle Cour » (p. 180) et blâme la complaisance des dames actuelles qui, par leurs « indignes manières », encouragent ces galants à mal se comporter. On le voit, Deshoulières n’hésite pas à moraliser et à analyser les relations entre les sexes et les générations, manifestant ainsi un usage plus sérieux du verbe mondain que les frivolités de pur agrément chères à Voiture. Ce faisant, elle mobilise à la fois la tradition critique masculine en l’adoucissant, mais aussi la perspective féminine de la précieuse, défendant un idéal d’égards mutuels et d’égalité entre hommes et femmes. Ce regard plus grave sur la vraie galanterie (qu’elle voit se perdre) la distingue nettement de la célébration insouciante du jeu amoureux chez ses devanciers.
  • Par ailleurs, Deshoulières apporte à la poésie mondaine une dimension intellectuelle et philosophique inédite. Élevée dans l’entourage de libres penseurs épicuriens (son mentor, le gassendiste Jean Dehénault, lui dédia une épître la dissuadant des illusions de la gloire littéraire), elle intègre à ses vers des enjeux de pensée modernes. Sa poésie animalière est plus profonde que ne l’a cru Sainte-Beuve : sous le voile léger d’une correspondance burlesque entre animaux, la poétesse prolonge en réalité le débat sur la nature de l’âme des bêtes lancé par Descartes. Sous l’apparence anodine, Grisette la chatte et ses prétendants félins permettent à Deshoulières de questionner la frontière entre l’homme et l’animal. Deshoulières infuse du sens philosophique dans le cadre galant : ses chats galants et pensants réfutent, en badinant, la conception de « l’animal-machine », et exaltent la nature vivante et le désir. De plus, cette fable amoureuse zoophile sert de miroir satirique des mœurs humaines. En pastichant la langue galante à travers Grisette, la poétesse dénonce les artifices de la préciosité excessive, joue des conventions des ruelles, bouscule les bienséances et rétablit les contingences du corps. Si Tata ne peut être qu’un parfait galant c’est en effet parce qu’il a été castré :

Vous dirai-je ma peine extrême ?
Je suis réduit à l’amitié
Depuis qu’un Jaloux sans pitié
M’a surpris aimant ce qu’il aime. (p. 378)

Là où un Voiture se serait contenté de flatter spirituellement les dames, Deshoulières se sert du jeu mondain comme vecteur critique, pratiquant une forme d’auto-dérision du galant décor pour mieux distinguer la véritable galanterie de ses dérives trompeuses.

  • Enfin, Deshoulières se distingue de ses modèles masculins par sa position d’autrice femme qui l’amène à des choix singuliers. La création, en 1680, de Genséric représente un exploit pour une femme de lettres de son temps, et une incursion dans les genres nobles qui n’était pas dans les cordes d’un Voiture. De plus, elle dut composer avec les limites imposées à la parole féminine. Dans une ode philosophique adressée au vieux duc de La Rochefoucauld, la poétesse expose audacieusement sa vision épicurienne de la mort (nier la peur de l’au-delà, accepter la douleur physique comme seul mal réel). Mais soudain, consciente de braver un interdit, elle interrompt son discours en avouant : Il est un certain langage / Que je ne dois point parler » (p. 247). Ce vers, confessant qu’en tant que femme elle ne devrait pas “philosopher” ouvertement, montre bien la tension entre son ambition intellectuelle et la bienséance du siècle. Deshoulières ruse donc avec les conventions de la poétique du loisir mondain : elle diffuse ses idées sous couvert de poésie galante, en restant dans une certaine ambiguïté ludique qui la protège. Pierre Bayle l’avait bien compris, lui qui salua en elle « l’élévation et la profondeur de sa morale »3 tout en notant qu’elle ne s’exprimait jamais « dogmatiquement », préférant voiler ses audaces sous « des idées poétiques qui ne tirent point à conséquence ». Cette stratégie du subtil non-dit la rendait moins vulnérable, a fortiori parce qu’elle était une femme, tout en enrichissant considérablement le sous-texte de ses œuvres.

Ainsi, certaines pièces de Deshoulières transcendent le simple compliment galant visant l’agrément et le plaisir, pour aborder des questions morales, sociales ou philosophiques, tout en restant dans le cadre poli du vers mondain. Allégeances libertines, dialogue serré avec les Maximes et inscription du côté des Modernes contre le sublime redéfinissent profondément le cadre mondain hérité de l’époque de Voiture et lestent le lyrisme de Deshoulières de nouveaux enjeux : nous aurons l’occasion d’en reparler, pièces à l’appui.

*

En définitive, Antoinette Deshoulières apparaît à la fois redevable et novatrice vis-à-vis de la mondanité précieuse et galante. Elle en prolonge l’esthétique et les formes (poésie brève, badinage amoureux, grâce épicurienne du moment présent) si bien qu’on la range volontiers et à raison parmi les continuatrices de Voiture et des précieux. Toutefois, la poétesse s’en émancipe par son regard critique et l’idéal éthique et philosophique qui sous-tend son écriture, et fixe à sa poésie l’horizon d’un art de vivre. Qu’il s’agisse de défendre une certaine idée de la galanterie authentique menacée par la vulgarité contemporaine, de méditer sur la nature et la morale, ou d’affirmer en sourdine des idées libertines et/ou proto-féministes, Deshoulières dépasse le pur jeu mondain : sa poésie aspire à un idéal de tempérance et de mesure qui n’est facile qu’en apparence. En comparaison de Voiture, son modèle avoué, l’œuvre de Deshoulières offre une palette plus grave et plus personnelle sous le vernis de l’élégance. Héritière des genres galants, elle en joue pour y inscrire sa propre voix, faite de finesse satirique, de sagesse souriante et de profonde humanité. C’est en cela qu’elle se distingue de la mondanité galante tout en lui restant redevable : une poétesse mondaine, oui, mais marquée au sceau du clair-obscur qui nimbe d’un éclat sombre ces décennies qu’on appelle « classiques ».

  1. T. Kaibara, « Moncrif, historien des chats. Masculinité et émotion dans la France des Lumières », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 55 (1), 2022, p. 69-90, https://doi-org.ezproxy.normandie-univ.fr/10.4000/clio.21280 []
  2. Voir les sonnets sur cette page : https://fr.wikisource.org/wiki/Sonnets_d%E2%80%99Uranie_et_de_Job . []
  3. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 5th ed., Amsterdam, Brunel, 1740, vol. 3, p. 560 and 757. []