Qu’est-ce qu’un « grand auteur » — ou une grande autrice ? La conjonction rare d’un talent, d’une vision et d’une ambition. Ces conditions, Deshoulières les remplit toutes les trois.
Un talent d’abord : une écriture virtuose qui feint la facilité, mais dont la césure est précise, la métrique souple, la musique juste. Deshoulières possède ce sens du vers et cette maîtrise technique dans les formes brèves qui exigent un art ciselé, mais dont le brio est chez elle rarement tapageur. La performance sait resté discrète. Saisi dans le rythme de la conversation, le vers adopte cette allure familière et libre dont toute recherche paraît absente, mais ce style moyen, cette mediocritas est comme une corde raide, tendue entre les cimes trop altières du sublime et le gouffre du burlesque : la mesure, la tenue, l’équilibre sont une dentelle complexe : entre sérieux et moquerie, entre amabilité galante et morale incisive, entre badinage et confidence, le chemîn est étroit et l’aisance est trompeuse.
Une vision ensuite. Sous le badînage, une éthique. La poésie de Deshoulières possède des idées nettes et profondes sur l’existence, orientées par la philosophie. Au contraire des moralistes, observateurs des mœurs plus que donneurs de leçons, Antoinette Deshoulières délivre, pour qui sait la lire, un art de vivre qui n’est superficiel qu’en apparence et qui se révèle d’une parfaite cohérence à travers l’œuvre. Les bonheurs simples de la l’épicurisme, comme ceux du style, sont une âpre conquête. On entend, caché sous la bagatelle, des appels à l’ataraxie (le « repos »), une condamnation de la vaine gloire, un scepticisme à l’égard de l’immortalité, c’est-à-dire tous les éléments d’une doctrine inspirée de Lucrèce, jugée trop dangereuse et pernicieuse pour être clairement affichée. Elle est pourtant là, dissimulée sous les fleurs d’une poésie plus décapante que les blancs moutons ne pouvaient le laisser croire, délicatement exprimée avec le tact et la prudence qui caractérise l’écriture de l’autrice.
La vision de Deshoulières, c’est aussi une certaine idée de la littérature. Contre l’exaltation hiératique des Anciens, contre les hauteurs grandiloquentes du sublime cher à Boileau, Deshoulières récupère les poètes antiques pour les retourner contre leurs prétendus défenseurs : l’ire de Boileau dans la Satire X ne s’est pas trompée de cible. Par le type de rapport qu’elle entretient avec les Anciens, elle est l’une de ses plus redoutables adversaires.
Enfin, l’ambition : Deshoulières se savait poétesse, il lui restait à se faire reconnaitre comme telle. Ses pièces manifestent son aisance à circuler dans les réseaux, à s’attirer le respect des institutions, et à convaincre le roi de la pensionner. C’est à la naissance de la femme de lettres, pendant de l’écrivain cher à Viala, qu’on assiste en lisant l’œuvre d’Antoinette Deshoulières. Nul doute que la place éminente occupée dans le paysage des belles-lettres à la fin du XVIIe siècle par la poétesse n’ait rien d’une coïncidence, et que beaucoup alors ont compris les enjeux multiples d’une œuvre qui, comme celle de La Fontaine, ouvre des abysses par son badinage.
Le minor a sa grandeur. Par delà la chronique mondaine, c’est à l’universel que tend Deshoulières. Le montage du recueil défait la contingence des poèmes d’occasion pour les transformer en laboratoire de sagesse. La tendresse y devient éthique, la pastorale se fait leçon de philosophie, l’idylle ́nous enseigne le chemin du bonheur. Atteîndre au général par la pratique des petits genres composés sur le motif, tel est le défi absolument moderne que se lance Deshoulières, sans jamais se départir de son tact, sans jamais quitter le ton tranquille et un peu détaché de la conversation poétique. Percevoir et montrer m l’au-delà du badinage: tel sera aussi l’enjeu cette année pour l’agrégative et l’agrégatif.
Introduction: Deshoulières, “poète de second ordre” ?
I. Une enfant “sans souci” : bagatelles galantes
Frivole en apparence, le monde de Déshoulières est un programme poétique, moral, et philosophique. Héritière des sociabilités précieuses et de l’esthétique de la conversation, poétesse du loisir mondain comme avant elle Voiture et Bensérade, elle situe sa voix dans l’espace codé du salon, où la mesure compte autant que le bel esprit : madrigaux, portraits, chansons, petits billets, bouts-rimés forment un laboratoire de formes brèves, de contraintes ludiques et de virtuosités discrètes. L’anti-pédantisme revendiqué, le « style moyen » d’obédience horatienne, les jeux de langue et de double entente ancrent sa poésie du côté de la civilité et du plaisir, mais l’agrément n’épuise pas son ambition. La légèreté se fait souvent sérieuse : elle moralise, elle philosophe, toujours en badinant. Elle se dissimule parfois sous le burlesque, à la manière d’un Saint-Amant ou d’un Scarron pour mieux en retenir l’énergie mais sans la vulgarité, dans le seul but d’esquiver l’emphase. Sous la bagatelle se dessine ainsi une poétique du masque et de l’éthos lyrique : non l’épanchement d’un moi, mais la construction d’une persona publique, capable de convertir l’atelier mondain en autorité d’auteure — et, plus tard, en monnaie de louange.
A. L’écho des salons
1. Un cadre: l’univers mondain galant
2. Poétique du loisir mondain : enjouement, légèreté, refus du pédantisme
3. Une conversation poétique
4. Du “Mercure” au recueil : la sociabilité galante mise en page
B. La dernière Précieuse
1. Souvenirs de la Chambre bleue
– L’ombre d’Arthénice
– Portrait de l’artiste en moyenâgeuse
2. Tendresse et galanterie
– l’ombre de Pétrarque
– au pays de Tendre
– Le règne des petits genres : airs, chansons.
3. Les ris et les jeux : tentations burlesques
– Les enfants sans souci: Marot, Saint-Amant
– Tentations burlesques
Transition : Du salon à la cour, il n’y a pas rupture, mais transmutation : la galanterie, le badinage et l’amour tendre n’étaient pas des jeux à part, ils formaient l’atelier où Deshoulières a poli une voix, des tours, une virtuosité de contraintes et de rythmes. Ce capital de sociabilité, acquis à travers son habileté à forger des madrigaux, des portraits, des bouts-rimés, ou des églogues, devient alors monnaie convertible dans l’économie de la faveur : le même style galant, la même aisance dialoguée, passent du marivaudage des salons au registre d’apparat, académicien et courtisan, sans perdre leur mobilité. Louer n’est pas se dédire : c’est moduler le ton de la conversation, en déplacer l’adresse, faire que l’utile (la reconnaissance, la pension, la visibilité) s’adosse au doux (la variété, le chant pastoral, l’esprit). Ainsi s’explique l’entrée tardive (1684) mais sûre dans l’éloge royal : non un reniement, mais l’aboutissement d’une poétique de la légèreté contrôlée, devenue instrument public. C’est à cette métamorphose, de l’art de plaire à l’art de faire sa cour, qu’est consacrée la section qui suit.
II. Économie de l’éloge : du salon à la Cour
Sans solution de continuité, et tout en gardant la forme des genres favoris qu’elle pratique, le badinage s’interrompt par des pièces au ton plus élevé, adressées aux grands, au Roi et à Dieu. Dans son recueil et dans les autres pièces qu’elle a laissées, Deshoulières négocie, au féminin, sa place dans l’économie de l’éloge sous Louis XIV. Son entrée dans le registre encomiastique est tardif mais décisif. Elle joue de toute la palette des formes (idylle, églogue, épître et bien sûr ode) pour adresser une louange publique qui laisse parfois filtrer une voix personnelle. Louer le roi, ici, n’est pas s’abaisser, mendier ou se dissoudre : c’est construire une autorité d’autrice digne de célébrer le plus grand des rois, convertir l’actualité en poétique, et transformer la grâce espérée en reconnaissance — symbolique et matérielle.
A. Le « grand nom de LOUÏS » : l’héroïsation de la figure royale comme principe de structuration du recueil
B. Plasticité des formes de l’éloge
C. En passant par l(es) Académie(s)
D. Un éloge fissuré?
III. Une éthique au fil du quotidien
Par delà le badinage, l’art littéraire de Deshoulières se voit assigner une fonction morale, qui seule peut faire un grand poète, selon les critères du temps. Pour “joindre l’utile au doux”, Deshoulières pratique une éthique d’observation et une pédagogie du regard (La Cour, la jeunesse, les divertissements, les vanités), fondée sur une anthropologie noire (l’amour-propre et l’intérêt comme racine du mal), en dialogue avec Pascal, La Rochefoucauld et Montaigne. La dévaluation de la raison, omniprésente, participe de l’anti-humanisme et d’une démolition générale de l’héroïsme qui n’épargne pas même la figure de la poétesse.
A. Observatrice des mœurs
B. Une anthropologie sombre : Entre Pascal et La Rochefoucauld
C. Une critique du progrès et du rationalisme
D. Des « épîtres chagrines » à la satire déguisée
E. Démolition de l’héroïsme
F. Tombeaux et vanités
Mais si le constat est assez proche de celui des moralistes, ses exactes contemporains, bien des indices attestent que l’idéologie du progrès passe moins par une appropriation de l’augustinisme (comme chez Pascal) que par une éthique épicurienne, gassendiste, naturaliste, anti-anthropocentrique, qui valorise le repos, la mesure, la loi de nature, contre la gloire et la maîtrise rationnelle.
IV. Philosophie du bien-vivre : un épicurisme mondain
Au-delà d’une simple posture d’observatrice et de moraliste, Deshoulières soutient en mode mineur des thèses qui s’apparentent à des options philosophiques. Influencée par Dehénault dont elle relaie la pensée, Deshoulières articule un épicurisme pratique, axé sur les plaisirs réglés, l’amitié, les jardins, ou le vin, à une physique du mortel (néant post mortem), sous vernis mondain ou dévot, qui lui permet de faire passer des idées subversives et audacieuses, selon la stratégie de dis/simulation décrite par Cavaillé.
A. De l’hymne à Vénus au chant de Cupidon
B. La retraite pastorale : Lathé biôsas
C. La bête et/ou la machine
D. Un christianisme sans au-delà
E. Un libertinage voilé
La difficulté consiste à repérer la nature de ce libertinage sous le double déguisement d’un discours moral chrétien assez banal, ou de la frivolité galante. Bayle ne s’y était pas trompé : il la lit déjà comme une poétesse qui n’énonce pas “dogmatiquement” ; Nan Gerdes parle de « vagueness« , mais il faut bien comprendre que ce vague est une stratégie pour faire passer un naturalisme épicurien, d’où l’ambiguïté parfois « pascalisante » par exemple des Réflexions diverses. “Ce n’est pas qu’on ne puisse cacher beaucoup de libertinage sous les privilèges de la versification” : Bayle avait bien compris que les moutons n’étaient pas que des moutons.
V. Filiations indociles : Anciens et Modernes
Moderne par situation et par choix, Deshoulières ne rompt pas avec l’Antiquité : elle la travaille. Sa modernité refuse le manifeste et passe par l’usage, sans table rase. Sa stratégie, bien plus redoutable pour un Boileau, consiste en la pratique des filiations indociles : dans ses relectures des poètes de l’Antiquité, respectueuses mais retorses, font des Anciens des interlocuteurs plutôt que des tuteurs. Ainsi, elle réemploie Virgile et Ovide à hauteur de ruelle, déplace les topoï, simplifie la pompe pour en tirer une éthique du quotidien ; et, avec Horace, elle choisit la conversation, le sermo pedestric, « rien de guindé ni de bas » — contre le sublime prescripteur. D’où :
A. L’Egérie moderne
B. L’Antiquité au salon
C. « Rien de guindé ni rien de bas »: l’Horace moderne
Double inversé de La Fontaine — que l’on range volontiers du côté des Anciens tout en reconnaissant ses libertés modernes — Deshoulières est nettement moderne, mais sa modernité passe par un commerce serré avec les Anciens : elle les connaît, les respecte, ne les congédie pas ; elle les réactive et se les réapproprie. Là où La Fontaine modernise l’héritage, Déshoulières actualise les modèles pour les faire parler au présent des salons.
VI. Les fausses confidences : lyrisme d’éthos et jeu de masques
Sous l’apparence d’aveux, Deshoulières pratique moins un lyrisme de l’épanchement qu’un lyrisme d’éthos : elle construit une figure de soi pour faire passer une idée, une morale, une position dans la conversation. Ses fausses confidences ne trompent pas : elles mettent en scène la voix (féminine, située, fragile et malade parfois, en deuil même) afin de donner autorité à ce qui, autrement, passerait pour badinage. Le “je” se déguise : la vieille coquette, la paresseuse, la dixième Muse, la mélancolique saturnienne sont autant de maquillages que Deshoulières arbore pour désacraliser la posture du poète, déplacer les hiérarchies et pratiquer une franchise oblique : dire vrai sans poser, émouvoir sans s’épancher, instruire sans faire la leçon. Elle parvient ainsi à remplir toutes les exigences attendues d’un écrivain « classique » en conservant les avantages que lui donne sa condition de femme et son état de mondaine galante, à travers une parole forte mais toujours filtrée par un persona.
A. Aveux échappés
1. Voix de femme
2. Souffrante et misérable
B. La poète et ses masques : sérieux et dérision
1. la 10e Muse
2. la vieille coquette
3. la paresseuse
4. Deshoulières chagrine : satire et mélancolie
Lire ces poèmes, c’est donc toujours demander : qui parle, sous quel masque, à qui, et dans quel gain d’argumentation ? Les confidences ne sont pas un miroir, mais un dispositif, une stratégie de vérité à la mesure des salons, à la lire à la manière d’une lettre, ou d’un dialogue de théâtre.