Le portrait donné par Boileau contribue, dès la mort de la poétesse, à fixer une image négative de Deshoulières que développeront les lecteurs des siècles suivants, en particulier à l’époque où la tradition scolaire canonisera Boileau en « régent du Parnasse ». La marginalisation de la poétesse au XIXe et surtout au XXe siècle, est l’effet combiné de relectures anachroniques, de brouillages éditoriaux et d’une histoire littéraire institutionnelle qui l’a reléguée au second plan — autant de filtres que nous proposons de déconstruire ici, comme préalable nécessaire à une étude débarrassée de plusieurs biais épistémologiques propres à empêcher la bonne compréhension de l’œuvre et de ses enjeux.
Deshoulières, « une folle »
Chacun a reconnu Deshoulières dans la « Précieuse » dépeinte par Boileau dans la Satire X, parue peu après la mort de la poétesse. L’auteur la dépeint dans un portrait peu avenant, parmi les types de femmes qu’il faut se garder d’épouser, juste après la femme savante, autre figure de femme intellectuelle.
Mais qui vient sur ses pas ? c’est une précieuse,
Reste de ces esprits jadis si renommés
Que d’un coup de son art Molière a diffamés.
De tous leurs sentimens cette noble héritière
Maintient encore ici leur secte façonnière.
C’est chez, elle toujours que les fades auteurs
S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
Elle y reçoit leur plainte ; et sa docte demeure
Aux Perrins, aux Coras, est ouverte à toute heure.
Là, du faux bel esprit se tiennent les bureaux :
Là, tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux.
Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre ;
Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
Dans la balance met Aristote et Cotin ;
Puis, d’une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile :
Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés,
Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés ;
Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
Autre défaut, sinon qu’on ne le sauroit lire ;
Et, pour faire goûter son livre à l’univers,
Croit qu’il faudroit en prose y mettre tous les vers.
À quoi bon m’étaler cette bizarre école
Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle !
Il n’est pas indifférent que Boileau ait décidé de maintenir cette description à charge dans une satire publiée après le décès de son adversaire de longue date : c’est dire la menace que cette figure de proue du parti Moderne représentait à ses yeux. Deshoulières incarnait tout ce que Despréaux détestait : une poésie galante jugée sans souffle et sans élévation morale, la dépravation d’un goût non seulement féminin mais efféminé, le règne des femmes sur la littérature, une hiérarchie des valeurs corrompue par l’absence de véritable science littéraire qui permette d’évaluer sainement et de distinguer les grands auteurs des mineurs. La référence aux Précieuses ridicules et aux Femmes savantes (Cotin n’est autre que le modèle de Trissotin), fonctionne, à cette date, comme argument d’autorité qui n’a plus besoin d’être étayé davantage. On perçoit dans cet extrait que Boileau ne pardonne pas à Deshoulières son soutien à ses adversaires et à ceux de son ami Racine, Pradon ou Coras. Boileau s’en prend à un relativisme de salon fondé sur la mode (« tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux »), mais aussi à une présomption appuyée sur le caprice et l’ignorance, et qui amène à comparer Chapelain (auteur d’une épopée qui n’eut pas le succès prévu, La Pucelle) et Virgile. L’injure finale (Deshoulières est « une folle ») constitue l’argument-massue et habituel pour discréditer les autrices : le simple fait d’écrire ne peut relever que d’une démence en raison de l’inconvenance de cette pratique pour une femme. En réalité, Deshoulières était malade de corps, mais nul n’a jamais mis en cause sa santé mentale : le diagnostic posé par le satiriste n’est donc pas médical, mais rhétorique. « Folie » désigne moins une pathologie qu’une transgression : parler haut, publier, juger les auteurs, occuper des lieux de visibilité (salon, théâtre, académie, presse). L’étiquette de « folle », synthèse foudroyante de la diatribe, reformule en un mot l’autorité féminine pour la réduire à un excès affectif ou à un caprice. Boileau pathologise une instance concurrente de jugement (la salonnière) en la décrivant comme tribunal déréglé, et en lui interdisant à ce titre d’exercer sa liberté critique, « peser » Aristote ou Cotin. La folie est ainsi identifiée au goût qu’on ne partage pas, et qui atteste à lui seul l’absence de raison (le « mauvais sens »). Le terme de « folle » résonne comme un verdict d’incompétence genré.
Ce texte apparaît comme un dispositif rhétorique qui fixe Deshoulières en emblème de la « secte façonnière » pour mieux polariser la querelle du goût autour d’un mot-épouvantail : « précieuse ». La cible n’est pas tant Deshoulières que la souveraineté critique des ruelles dans la culture moderne que Boileau combat. Une telle invective ad feminam, qui dépasse les bornes de la satire morale à visée universelle, s’explique par la virulence de la querelle entre Anciens et Modernes, alors à son acmé. En réalité, à cette date, Deshoulières, poète moraliste et élégiaque était respectée, mais le portrait-charge de Boileau sera pris au sérieux un siècle plus tard.
La salonnière : une mal-aimée
Le XIXe siècle et le XXe siècle vont figer ces traits boiléviens. Le premier cliché dont se met à souffrir Antoinette Deshoulières après la Révolution : on la définit volontiers à partir de cette date comme une autrice de « salon ». Or, le terme même de « salon » risque d’induire des préjugés défavorables à la poétesse. Le terme en lui-même est anachronique : importé par l’architecture du XVIIIᵉ et consacré par l’historiographie du XIXᵉ, « salon » charrie des clichés (frivolité, apolitisme, “sphère féminine” loin de toute approche sérieuse de la littérature) qui brouillent notre lecture plus qu’elle ne nous aide à percevoir les enjeux de l’œuvre. Au XVIIᵉ siècle, les sociabilités littéraires sont bien sûr d’une importance essentielle, mais on parlait plutôt d’hôtels, de ruelles, d’assemblées, de visites, de compagnies — configurations mouvantes, sans statut unique ni modèle stable. Ces sociétés étaient davantage organisées par un mode d’échange, la conversation, bien plus que par le lieu physique où ces groupes se réunissaient, les pratiques étant d’ailleurs variables selon les demeures et la personnalité des maîtresses de maison. Le salon n’est pas une pièce, c’est une pratique.
Frivolité
Plus que Lafayette ou Sévigné, le nom de Deshoulières reste arrimé à la sociabilité de Cour et de salon. Or, cette culture mondaine a longtemps été victime d’une réputation désastreuse. Dès le XVIIe siècle Molière et quelques autres, comme l’abbé de Pure, imposèrent l’idée que des « Précieuses » ne pouvaient être que « ridicules »; plus tard, à partir de la Révolution française en particulier, la culture salonnière de l’Ancien Régime est apparue comme le symbole de l’élite aristocratique décadente, déconnectée du peuple, oisive, hypocrite, frivole et superficielle, empêtrée dans les intrigues et paralysée par des codes de comportements pesants. La Révolution et la République ont trouvé dans le monde des salons une cible facile : ces cercles sophistiqués, gouvernés par des femmes réputées artificielles et manipulatrices, exerçant une influence occulte sur la vie politique, étaient montrés comme des lieux de complot et de corruption antithétiques des idéaux virils de vertu et d’égalité revendiqués par le nouveau régime, sur fond de misogynie sévère. Comme l’écrit Alain Viala (( Alain Viala, La Galanterie, une mythologie française, Le Seuil, « La couleur des idées », 2019, p. 51. )) :
Sans-culottes et bonnet phrygien contre robes à paniers et rubans dorés, « citoyen » contre « ci-devant « , raideur antique contre falbalas : la Révolution a été aussi une lutte de styles. Néfaste au style galant.
La cérémonie d’ouverture des derniers Jeux Olympiques suggère à quel point ce type de représentation reste aujourd’hui vivace dans le grand récit national, malgré les travaux de Viala ou Lilti. En montrant des Marie-Antoinette « décapitées » dansant sur le titre « Heads Will Roll » de Yeah Yeah Yeahs, le spectacle a contribué à prolonger la condamnation morale qui affecte l’aristocratie d’Ancien Régime, dont les salons constituent l’espace emblématique et pour ainsi dire le lieu de mémoire privilégié. Or, Deshoulières, telle qu’elle est représentée sur la couverture de l’édition Classiques Garnier, offre de frappantes similitudes avec Marie-Antoinette jouant les Astrées à Trianon : une bergère mièvre et souriante traînant avec elle des brebis trop blanches. L’image qui colle aujourd’hui à Deshoulières est celle de cette gardienne de moutons éthérée : idylles et églogues y déroulent leur décor de ruisseaux, de zéphyrs et de rossignols, adressés « à l’oreille » et « au cœur », invitant à un retrait hors du monde public et de ses enjeux (fi de la gloire et de l’immortalité!), au profit d’une poétique des passions privées et d’un plaisir tempéré. Un tel corpus confine au soupçon de futilité et de fuite dans un ailleurs bucolique factice et de fantaisie. Des titres emblématiques alimentent ce prisme, comme « Les Moutons » et « Les Oiseaux », souvent lus comme symboles d’un répertoire pastoral tenu pour léger ; à quoi s’ajoutent des pièces où l’autrice se met « seule au bord des ruisseaux » à chanter sur sa lyre, motif pastoral rebattu aux yeux de lecteurs modernes (p. 105).
Vers pour chiens et chats
La poésie animalière, elle, passe aisément pour une variante de ces divertissements: entrée au Mercure galant avec la Lettre de Gas, épagneul (1672), « Apothéose de Gas », série des épîtres de la chatte Grisette à Tata et Cochon, toute une « comédie épistolaire » féline et canine publiée ou relayée par le périodique mondain constitue une ménagerie littéraire facile à parodier. Pour un lecteur prévenu, l’animal masque surtout un jeu plaisant, roman en vers de petits intérêts et de jalousies redoublant sur le mode animal l’existence de désœuvrement de leurs maîtres dans les salons ; bref, cette poésie animalière paraît constituer un aimable théâtre d’alcôve à bonne distance des ambitions intellectuelles, morales ou sociales habituellement assignées à la littérature sérieuse et digne d’être étudiée. Sainte-Beuve, par exemple, qui apprécie bien des aspects du talent de Deshoulières, ne lui pardonne pas « tant de fadaises de société sur sa chatte et sur son chien »1
Enfin, l’ancrage éditorial (le Mercure galant) et le format (madrigaux, lettres en vers, rondeaux, bouts-rimés) confortent l’idée d’une pratique littéraire conçue comme jeu de salon plutôt que comme lieu d’élévation morale ou philosophique.

Le panégyrique des grands : poésie et courtisanerie
À ce portrait mondain s’ajoute l’étiquette douteuse de poète de cour: Deshoulières multiplie les pièces de circonstance en l’honneur du Roi ou des Grands, au fil des événements du règne. On en trouve l’illustration dès l’Imitation de la première ode d’Horace (pièce liminaire d’allure publique, située « au milieu de la guerre »), dans l’Épître au duc de Bourgogne sur le siège de Mons, ou encore dans des poèmes sur la santé du Roi (1687) et sur des événements diplomatiques (« Arrivée du doge de Gênes », 1685). S’y ajoutent des pièces alliant jeu de mode et hommage au souverain (par exemple les sonnets en bouts-rimés mentionnant Louis le Grand), qui répondent à toute une circulation périodique enregistrant les victoires, les paix, les naissances des grands ou leurs guérisons — autant d’indices qui, pris ensemble, ancrent l’autrice du côté du louis-quatorzisme cérémoniel et de la littérature d’allégeance. Nos critères modernes risquent de condamner sans le comprendre ce registre encomiastique qui paraît confiner à la plus basse flargornerie, mue par l’espoir avoué et mesquin, voire répugnant, d’attirer des récompenses en numéraire. La démesure des hyperboles, les tournures de soumission, le nationalisme agressif, ou l’intolérance religieuse peuvent mettre mal à l’aise de nos jours, selon le degré de sensibilité des lectrices et lecteurs2. De telles pièces mettent en évidence les mécanismes de la faveur et la façon dont l’écriture de cour est codifiée par les contraintes de l’éloge monarchique et de la sujétion politique.
Reine des petits genres
J’imagine que, venue cinquante ans plus tôt ou plus tard, madame Deshoulières eût fait grande figure : plus tôt, elle eût aidé à la réforme de Malherbe, en eût suscité une autre peut-être ; plus tard, elle marchait, dans son genre, fort à l’aise et tout à côté, sinon au-dessus, de J.-B. Rousseau, côtoyait Voltaire dans l’épître et le madrigal, et régnait dans l’élégie. Sous Louis XIV, elle fut écrasée et renversée du premier rang auquel elle aspirait. Ne pouvant soutenir la lutte contre Racine en poésie élégiaque (Bérénice l’eût trop effacée), ni contre Boileau dans l’épître, ni contre La Fontaine dans l’apologue, elle se rejeta sur les genres secondaires et discrédités.
Philosophe et inconvenante
Par opposition à la gravité, au sérieux gallican et à la dignité du grand siècle, elle prit le ton frondeur et sceptique, et se posa en métaphysicienne et en esprit-fort. Hesnault et Fontenelle furent ses dévoués, ses conseillers discrets peut-être encore plus que ses oracles, comme on l’a dit. Ceci est le mauvais coin du portrait. (Busoni, op. cit., p. xii)
Deshoulières au XXe siècle: « les débris de l’hôtel de Rambouillet »
- Sainte-Beuve, Portraits de femmes, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Garnier frères, 1886, p. 364. [↩]
- je concède à titre personnel éprouver quelque difficulté face à la célébration de l’Edit de Fontainebleau révoquant les dispositions de l’Edit de Nantes… [↩]
- Philippe Busoni, Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, Paulin, 1841, p. XI. [↩]
- Voir John Conley, “Suppressing Women Philosophers: The Case of the Early Modern Canon”, Early Modern Women 1, . 2006, p. 99-114. [↩]
- Ferdinand Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française : deuxième série, Paris, Hachette, 1913, « La société précieuse du XVIIe siècle », p. 15. [↩]
- Antoine Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1956, p. 678-679. [↩]