Démolition (épicurienne) du héros

Deshoulières n’a certes pas le monopole des attaques contre l’honneur, l’héroïsme et les vertus guerrières. La seconde moitié du XVIIe siècle est marquée par un recul de la morale aristocratique : après l’échec de la Fronde (1648-1652), le roi se réserve désormais pour lui-même toute la gloire, aussi le désenchantement gagne-t-il la noblesse. De nouveaux idéaux moraux se substituent au modèle du soldat courageux : au chevalier se substitue un nouveau type, l’honnête homme. Le panache guerrier et chevaleresque d’un Rodrigue cède la place aux qualités de mesure, de discrétion, et de modestie. Philippe Sellier écrit1 :

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle s’est développée une critique corrosive de la conception traditionnelle de l’héroïsme. En France, un Pascal et un La Rochefoucauld participent à cette « démolition du héros »2 . Le tournant le plus net est pris avec Les Aventures de Télémaque (1699), où Fénelon – un archevêque –, tout en maintenant les exploits classiques (lutte contre le monstre, combats singuliers), fustige les héros épris de violence comme des « fléaux du genre humain » ; l’idéal devient le sage politique, pacifique, créateur de cités harmonieuses.  

« Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères » (p. 105)

On explique en général cette crise de l’héroïsme par :

  • l’écrasement des dernières révoltes nobiliaires ;
  • l’influence de la société de cour qui privilégie l’art de vivre ensemble à la valorisation de la prouesse ;
  • la place du christianisme augustinien, prompt à exprimer sa méfiance envers l’orgueil et la superbe. Dans le sillage de l’Ecclésiaste, les chrétiens considèrent que
    • la gloire humaine est vanité, « vanité des vanités », « Vanitas vanitatum » selon la formule de l’Ecclésiaste (1, 2) reprise sous toutes ses formes aussi bien par Pascal que par Bossuet ;
    • et à la suite de La Cité de Dieu, que l’honneur n’est qu’un théâtre d’illusions (Augustin appelle à « l’éradication de l’amour des louanges humaines », puisque « toute la gloire des justes est en Dieu », Cité de Dieu, V, 14).

D’où le climat « moraliste » des années 1650-1680 : Jacques Esprit dissèque la vanité des grandeurs instituées (La Fausseté des vertus humaines, 1678) ; La Rochefoucauld met à nu l’amour-propre qui se déguise en courage, générosité, sens de l’honneur ; il consacre à l’amor sui, traqué déjà par Augustin comme racine des maux, la première maxime supprimée :

« l’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens… »

Même dénonciation du narcissisme chez Pascal (Pascal, Pensées, Le Livre de poche, édition Sellier, fr. 743. )) : « La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi, et de ne considérer que soi ».

On retrouve en apparence cette basse continue chez Deshoulières, et on aurait tôt fait de voir dans l’interlocutrice de La Rochefoucauld (p. 241) un double féminin du moraliste :

« l’amour propre en nous est toujours le plus fort,
Et malgré les combats que la sagesse livre,
On croit se dérober en partie à la Mort
Quand dans quelque chose on peut vivre… » (p. 340)

Mais ce masque de conformisme moral chrétien peut cacher, ou “dis/simuler” (Cavaillé) une autre raison, moins avouable, mais plus fondamentale chez Deshoulières, de suspecter la gloire : l’enseignement de Lucrèce, qu’elle reçut de Dehénault et auquel elle fut sensible. L’épicurisme n’est pas un mode de pensée moins puissant que le christianisme augustinien pour expliquer la démolition du héros dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Deshoulières joue à dessein de la proximité apparente entre les analyses  

Dans le livre III du De Natrura rerum, Lucrèce démontait en effet déjà très méthodiquement l’imaginaire de la fama et des honores, bien évidemment sans aucun écho chrétien. Chez le poète latin, renommée et honneurs ne sont pas des biens, mais des symptômes d’anxiété, faibles remparts contre la peur de la mort. Ils répondent au besoin d’exister et de se perpétuer symboliquement dans l’imagination des hommes, à défaut de pouvoir vivre toujours. Lucrèce relie directement honneurs et pathologies de l’âme : « avarities et honorum caeca cupido » poussent les hommes à franchir les limites du droit, à tramer des crimes, jusqu’à la guerre civile (III, 59-73.

Denique auarities et honorum caeca cupido,
Quae miseros homines cogunt transcendere fines
Iuris et interdum socios scelerum atque ministros
Noctes atque dies niti praestante labore
Ad summas emergere opes, haec uulnera uitae
Non minimam partem mortis formidine aluntur.

Et l’aveugle désir de richesse et d’honneurs,
Poussant les malheureux à transgresser le droit
Et parfois serviteurs et complices du crime,
À tâcher nuit et jour d’atteindre à l’opulence
Par d’intenses labeurs : ces plaies de la vie,
C’est la peur de la mort qui surtout les nourrit. (trad. Ariel Suhamy)

L’appétit d’honores corrompt, loin d’élever : il est le fruit d’une crainte mal guérie (III, 63-69). On retrouve le même nerf satirique dans l’attaque contre la gloire posthume : les hommes avides de gloire « Intereunt statuarum et nominis ergo », « périssent pour des statues et pour le nom » (III, 78) ; certains sont aveuglés jusqu’au point paradoxal qu’ils en viennent à haïr la vie et à se donner la mort, oubliant que la racine de leurs tourments est précisément la crainte de mourir (III, 79-86). La tonalité est identique chez Deshoulières, dans ses Réflexions morales : 

Il n’est chagrin, travail, danger, adversité,
À quoi les mortels ne s’exposent
Pour transmettre leurs noms à la postérité   ! (p. 340)

Se gâcher l’existence pour tenter de survivre dans la mémoire des hommes, il n’est pas plus grand ridicule, estime la poétesse, mais cette contradiction est au fond tragique. Les « Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité » démontent l’illusion même de survivre par la gloire : croire « se dérober en partie à la Mort » (p. 340) par quelque voie que ce soit est une « agréable erreur » qui nous fait perdre « le présent, ce temps si précieux ». Cet argument est un calque de l’argumentaire anti-fama lucrétien : l’avenir chimérique vole la jouissance du hic et nunc.

Mais quand nous descendons dans ces demeures sombres
La gloire ne suit point nos ombres,
Nous perdons pour jamais tout ce qu’elle a de doux 
Et quelque bruit que le mérite
La valeur, la beauté, puisse faire après nous,
Hélas ? on n’entend rien sur les bords du Cocyte ! (p. 341)

Deshoulières considère l’éternisation par le nom avec une ironie sourde parce que, en disciple de Lucrèce, elle sait que l’immortalité symbolique ne guérit rien : elle masque la peur et détruit la cité plus qu’elle ne l’édifie.

« Mourir n’est pas le plus grand des malheurs » (p. 171)

Le coup de grâce doctrinal intervient à la fin du livre III du De Nature rerum. Le cœur de la démonstration tombe comme un couperet, traduit  directement d’Epicure : « Nil igitur mors est ad nos« ,  « la mort, donc, n’est rien pour nous » (III, 833-872)3 . Si, une fois dissous, nous ne sentons plus rien, aucune renommée future ne pourra nous atteindre ; viser l’immortalité par la gloire est donc une erreur de perspective (III, 833-845, 867-872).

ubi non erimus, cum corporis atque animai
Discidium fuerit, quibus e sumus uniter apti,
Scilicet haud nobis quicquam, qui non erimus tum,
Accidere omnino poterit sensumque mouere,
Non si terra mari miscebitur et mare caelo.

quand nous ne serons plus, qu’âme et corps
Divorceront, rompant l’union qui nous forme,
Nous qui ne serons plus, rien, absolument rien
Ne pourra nous atteindre ni mouvoir nos sens,
Même si terre et mer, mer et ciel se mêlaient.

Le mépris de la mort, autre topos de la morale chrétienne, pourrait passer inaperçu à une lectrice ou un lecteur rapide. Pour un esprit religieux, c’est la Résurrection qui a fait perdre à la mort son aiguillon ; pensée comme passage, elle sert d’outil ascétique (memento mori) pour détacher des faux biens (richesse, gloire, panache guerrier). D’où la pédagogie des vanités et des oraisons funèbres : la contemplation de la fin corrige l’amour-propre, brise le divertissement, rend l’âme disponible au devoir de justice et de charité.

Ce n’est toutefois pas dans cette perspective qu’il faut lire le contemptus mortis tel que l’exprime Deshoulières : bien des indices textuels révèlent que la démystification de la mort relève moins d’un horizon sotériologique religieux que d’une thérapie épicurienne fondée sur l’apaisement des angoisses, un matérialisme tranquille et la valorisation du présent. C’est dans cet horizon qu’il convient de situer sa critique des honores et de la fama posthume, ainsi que sa politique de la paix. Le geste de désenvoûtement n’est pas sans similitude avec l’optique chrétienne, mais les motivations et la finalité sont tout autres.

Deshoulières démystifie la mort, comme processus naturel, non événement terrifiant, par exemple dans les Réflexions diverses, où le trépas apparaît naturalisé sous forme d’une décomposition continue du corps (« Il commence à mourir longtemps avant qu’il meure… Il périt en détail imperceptiblement », p. 191), ce qui en sape la charge d’effroi, de sorte que l’on retrouve non seulement l’argument en lui-même, mais l’effet lucrétien recherché par « la mort n’est rien pour nous ». La mort n’est plus un coup de tonnerre métaphysique, mais un nom qu’on donne à la dernière heure d’un processus déjà à l’œuvre. Un lexique matérialiste décrit la mort comme dissolution d’atomes remis en circulation dans le grand tout : « Que le corps se décompose… Et que toujours la matière / Infinie… circule dans l’univers », écrit la poétesse à La Rochefoucauld (p. 246), dans des vers très proches de ceux de Lucrèce :

Nunc igitur quoniam quassatis undique uasis
Diffluere umorem et laticem discedere cernis,
Et nebula ac fumus quoniam discedit in auras,
Crede animam quoque diffundi multoque perire
Ocius et citius dissolui in corpora prima,
Cum semel ex hominis membris ablata recessit ;

Puisque donc à présent, de vases qu’on secoue
On voit s’écouler l’eau qui partout se dissipe,
Comme aussi dans les airs la brume et la fumée,
Crois bien que l’âme aussi s’effuse et bien plus vite
Périt, plus prompte à se dissoudre en corps premiers,
Dès que du corps de l’homme elle s’est retirée (De Natura rerum, III, v. 434-439) .

La « substance » de l’âme se défait et « se disperse comme une fumée » dans l’air.  Le motif de la mortalité universelle, loin d’effrayer, fait  au contraire disparaître toute épouvante, mieux que ne le ferait une hypothétique survie post mortem : si tout est recomposition de matière, la mort est un changement « d’arrangements », non une catastrophe absolue. Ces échos permettent de lire la démystification de la mort par Deshoulières, et sa défiance consécutive envers la fama, comme une transposition mondaine et poétique d’une physique de la dissolution.

La relativisation des biens de la vie, lorsque la souffrance devient insupportable, est une autre raison d’origine épicurienne motivant le mépris de la mort.

La vie est-elle un bien si doux ?
Quand nous l’aimons tant, songeons-nous
De combien de chagrins sa perte nous délivre ?
Elle n’est qu’un amas de craintes, de douleurs,
De travaux, de soucis, de gênes.
Si nous voulons goûter ce qu’elle a de douceurs
De nos plaisirs on fait nos peines.
Pour qui connaît les misères humaines,
Mourir n’est pas le plus grand des malheurs. (p. 171)

Le dernier vers cité, on l’aura reconnu, n’est autre que la version formellement édulcorée par la grâce de l’euphémisme du nihil ad nos. Mais sur le fond, la leçon est la même. Le renversement de l’affirmation de la valeur de l’existence en acceptation de la mort (quand la vie n’offre plus rien d’agréable) rejoint la thérapie épicurienne : ce qui compte, ce n’est pas d’allonger la vie, mais d’en tarir les sources d’angoisse et de douleur qui la rendent misérable. Les grands suicides stoïciens et héroïques ne sont-ils pas, après tout, le résultat d’un simple calcul d’intérêt ?

Ces Grecs et ces Romains dont la mort volontaire
A rendu les noms si fameux
Qu’ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
Lors que de disgrâces suivie
Elle n’avait plus rien d’agréable pour eux.
Par une seule mort ils s’en épargnaient mille ;
Qu’elle est douce à des cœurs lassés de soupirer ! (p. 194)

La belle mort stoïcienne, le suicide comme chemin de liberté, n’a en réalité rien d’édifiant : elle n’est que le résultat d’une balance des peines et des plaisirs. La lecture est résolument épicurienne et anti-stoïcienne : une vie de tourments et de douleurs ne vaut tout simplement pas d’être vécue.

En somme, Deshoulières relaie le « nihil ad nos » épicurien par une série de gestes très cohérents :

  • vaincre la peur en naturalisant la mort (c’est-à-dire en la resituant dans un ordre naturel, essentiellement cyclique et saisonnier chez Deshoulières) et en la réduisant à un processus progressif de dispersion. C’est-à-dire qu’elle retire au trépas son prestige tragique ;
  • mesurer la vie au critère des peines et des plaisirs ;
  • dénoncer l’imposture de la gloire posthume qui nous vole le présent ;
  • inscrire toutes choses dans la circulation de la matière et la respiration cyclique de l’univers ;

Ces motifs font plus qu’évoquer Lucrèce : ils déclinent sa cure contre la peur en langue mondaine, jusqu’à transformer l’horreur de la mort en savoir-vivre du présent, édulcorant la formulation mais sans rien ôter à la puissance subversive de l’épicurisme matérialiste en contexte chrétien.

« À l’ombre des ormeaux, vivre et mourir en paix » (p. 453)

Même ambiguïté dans l’aspiration de Deshoulières à la paix et au repos. On pourrait aisément l’interpréter sous l’angle de la religion : le Christ déclare bienheureux les artisans de paix4 et les dévots du XVIIe siècle réorchestrent le vieux thème du contemptus mundi qui pousse les moines et les ermites à se retirer de la vie sociale pour vivre leur foi plus intensément, et souvent en communauté. Mais sous ces dehors de compatibilité chrétienne, l’aspiration au repos et à la paix est sans équivoque de tonalité lucrétienne chez Deshoulières.

Dans « La Solitude, idylle », la paix est d’abord associée au Jardin d’Epicure. Rien de plus éloigné des « affreux déserts » où se retirent les ascètes chrétiens que l’agréable solitude bucolique chantée par la poétesse :

Charmante et paisible retraite,
Que de votre douceur je connais bien le prix !
Et que je conçois de mépris
Pour les vains embarras dont je me suis défaite !
Que sous ces chênes verts je passe d’heureux jours !
Dans ces lieux écartés que la Nature est belle ! (p. 260)

Ces vers proposent un contre-modèle de la solitude chétienne. Certes, comme les ermites et les Pères du désert, Deshoulières s’écarte du monde bruyant des honneurs et des « vains embarras » de la vie sociale ; mais la finalité n’est plus l’ascèse ni l’épreuve d’un desertum conçu comme théâtre de pénitence : c’est l’otium horatien qu’elle espère, c’est-à-dire un temps rendu à soi, aux échanges mesurés, au vers, aux « innocents plaisirs ». Là où le désert patristique suppose une nature blessée qu’il faut mortifier, la « paisible retraite » suppose une nature hospitalière : ruisseaux, zéphyrs, ombre,  composent un milieu pacifiant qui dégonfle les passions. La solitude , délestée de tout sublime pénitentiel par le style moyen et conversationnel, constitue ainsi la meilleure propédeutique à l’ataraxie : la retraite est ici l’anti-désert héroïque. La paix apparaît dans cette pièce comme liée à l’ordre de la nature, harmonie spontanée et égalitaire qui rejoue la visée d’ataraxie d’Épicure : la communauté réglée par l’amour (et non par la force) institue un état sans crainte ni rivalité. Nan Gerdes cite le passage sur l’absence de « pouvoir tyrannique » et la formule « Tous les biens sont communs, tous les rangs sont égaux », qu’elle rapporte à une alternative épicurienne aux passions de gloire et de pouvoir5 . On est au plus près d’une politique des « effets pacifiques », la paix conçue comme égalité de jouissance, idéal que Lucrèce oppose aux « honores » et aux convoitises qui troublent la cité.

Dans cette peinture de la solitude, on retrouve à l’œuvre ici un double jeu comparable à celui de La Fontaine dans sa dernière fable, “Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire” : comme l’a montré Charles-Olivier Stiker-Métral, dans cet ultime poème du dernier livre, sous l’hommage allégué à Robert Arnauld d’Andilly, hermite « janséniste » de Port-Royal, le fabuliste masque les accents épicuriens de son évocation de la solitude6 .

Dans le portrait de Tircis (p. 90 sqq.), la poétesse dégonfle la virilité tapageuse et redéfinit la valeur à l’aune du repos, expression mondaine de l’ataraxie : « Et bien qu’il passe ici pour un Héros paisible… Il est fort paresseux, il aime le repos » (p. 94). La pointe oxymorique, mi-satirique, mi-programmatique, déplace la hiérarchie des vertus : un « héros » acceptable est un héros pacifié, qui aime moins la conquête que qu’une tranquillité toute horatienne.  Dans ce régime inversé de l’héroïsme, on s’illustre en vivant caché, conformément au principe d’Epicure, Λάθε βιώσας (« vis caché »)7 . Savoir jouir d’une existence simple, loin du fracas et de la course aux honneurs, n’a rien d’aisé, et  pourtant c’est cette quête-là seule qui confère une vraie gloire digne d’être poursuivie (« Par des sentiers secrets… Tircis cherche la gloire », p. 93). Ce renversement anti-héroïque de la prouesse est horatien dans le ton, mais doctrinalement épicurien : substituer la metriotes (les « assez » récurrents) au toujours plus qui alimente la cupiditas décrite par Lucrèce, c’est déplacer la valeur vers la modération sereine plutôt que vers l’éclat agressif.

Enfin, « Les Oiseaux », sur un thème proche des « Deux Pigeons » de La Fontaine, articulent plus nettement liberté et quiétude en maxime civique : « Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune… Vivre dans la contrainte est le plus grand des maux » (p. 189). La liberté n’est pas panache héroïque qu’on revendique, mais absence de domination, condition même d’une vie heureuse et sûre selon Epicure (autarkeia), transposable au politique autant qu’au domestique. La lecture de Nan Gerdes met en série ces maximes avec « l’état naturel » d’une société fondée sur la douceur, l’amour, la liberté et le partage des biens.

Pris ensemble, ces trois foyers montrent que, hors du registre royal et guerrier, Deshoulières chante la paix comme principe d’ordre et d’harmonie : une paix partagée (« La Solitude »), désérotisée et détachée du sublime (Tircis), associée à lé liberté (« Les Oiseaux »).

Dans ce cadre, la critique deshoulierienne de la renommée-fumée, sa préférence pour les plaisirs mesurés et la paix plutôt que les panaches belliqueux, prennent une coloration plus cryptée : sous le vernis galant et l’éloquence mondaine, sous la tranquillité d’un épicurisme de salon, sous l’apparence d’un discours chrétien, on reconnaît une position philosophique plus subversive, matérialiste et irréligieuse.

Le plus étonnant est que la poétesse, malgré ces dispositions pacifiques et anti-héroïques, ne renonce par à l’éloge. Elle le traite toutefois dans un mode mineur, pas foncièrement incompatible avec sa profession de foi libertine. C’est ce que nous verrons dans le billet suivant.

  1. Philippe Sellier, « Du héros guerrier au héros civilisateur », https://essentiels.bnf.fr/fr/focus/f7b994b5-bba8-4a41-9d93-10351b9efd0c-heros-guerrier-heros-civilisateur-1. []
  2. Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, 1948. []
  3. Voir Jean Salem, La mort n’est rien pour nous. Lucrèce et l’éthique, Paris, Vrin, 1998. []
  4. Matthieu, 5, 9. []
  5. Art. cit., p. 261-263. []
  6. Charles-Olivier Stiker-Métral,  » ‘Ainsi parla le solitaire’. Itinéraire augustinien dans les Fables de La Fontaine », La Solitude et les solitaires de Port-RoyalChroniques de Port-Royal, n° 51, 2002, p. 325-346. []
  7. En réalité, l’expression se trouve dans Plutarque. Voir Jacques Boulogne, Plutarque dans le miroir d’Epicure, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003. []