Blâme impensable, éloge impossible

Le rapport de Deshoulières à la lyrique encomiastique est tout aussi complexe que celui qu’elle entretient avec la lyrique amoureuse. Le terrain est ici particulièrement miné. D’une part, Deshoulières ne peut s’abstenir de l’éloge royal, et pour plusieurs raisons :

  • Pour des raisons institutionnelles : privilèges, pensions, passent par l’orbite royale. Son recueil s’adosse à un “Privilège du Roi” (Saint-Germain, 19 juin 1678), matérialité juridique d’une carrière d’autrice sous patronage.
  • pour occuper la place d’une grande poétesse, ou d’un grand poète, il lui faut se confronter avec l’une des plus hautes formes de poésie depuis Pindare, Depuis l’Antiquité, chanter les dieux et les princes, c’est tenir la lyre civique ; Deshoulières l’assume, jusqu’à écrire : “je chante… / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans”, double registre où l’officiel coexiste avec l’hédonisme.
  • parce qu’elle est engagée dans un face à face avec le roi dont elle attend qu’il reconnaisse son talent, la considérant par là digne de le louer. La consécration passe par le nom du souverain (“Le grand nom de Louis mêlé dans mes ouvrages […] les conduira sans doute à l’immortalité”, p. 99). Même si Deshoulières affecte de revendiquer pour ses vers le statut d’“amusements” salonnards, sous la modestie mondaine se lit le calcul de survie symbolique;
  • enfin, pour achever son autoportrait d’héritière d’Horace, rivalisant avec Boileau, dont le chef-d’œuvre, à ses propres yeux du moins, était l’Ode sur la prise de Namur. Bref, il lui faut pratiquer le genre encomiastique pour s’afficher en Horace moderne. L’éloge est attaché à la construction de sa figure auctoriale.

Mais comment chanter le « roi de guerre »1 sans renier ses principes et son art, lorsqu’on est épicurienne et pacifiste ? Par quels détours jouer le jeu de la morale héroïque lorsqu’on connaît l’inanité des honneurs, et lorsqu’on sait que la renommée n’est qu’une fumée ? Comment faire servir l’éloge royal à cette esthétique du plaisir mesuré à laquelle on aspire ? Les stratégies mises en œuvre rappellent, par leur complexité, et pour des raisons assez similaires, celles mises au point par La Fontaine, avec des effets assez comparables sur le sort politique du fabuliste-conteur et de la poétesse. Madame Deshoulières, explique Sophie Tonolo

eut toutes les peines du monde par la suite à obtenir une pension du roi, achevant son existence dans un état de très grand dénuement, alors même que ses contemporains célébraient son talent et la faisaient entrer dans le panthéon des auteurs. (p. 9)

Mais pourquoi cette mise à l’écart ? Parce que Deshoulières était une femme ? Ou parce que les modalités de l’éloge royal n’ont pas plu au souverain  ? Au demeurant, ces deux causes s’excluent-elles, ou se renforcent-elles ? C’est ce que nous allons nous demander dans les prochains billets.

  1. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, nouvelle édition, 2021. []