Dans son imitation d’Horace, Deshoulieres se peînt chantant sur sa lyre « seule au bord du ruisseau ». On peut s’interroger sur le sens de cet humble autoportrait.
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Outre les raisons données dans un billet précédent, l’oubli dans lequel est tombé Deshoulières procède aussi de sa conception de la poésie lyrique, assez diamétralement opposée à celle qu’inculquent les manuels scolaires. Le désaveu que subit la poésie lyrique du XVIIe siècle en général est le fruit de définitions simplificatrices du lyrisme, estime Ingrid Riocreux1 :
L’idée de lyrisme est peu compatible avec la présentation traditionnelle de l’Âge classique comme une période de normativisation esthétique et des Lumières comme le temps des philosophes.
L’identification du lyrisme à l’expression de « l’intime » et du « sentiment » personnel ne remonte guère qu’à Charles Batteux et à ses Principes de littérature (1755). L’article Lyrisme de la Wikipédia (souvent mieux inspirée) donne à lire tous les truismes et les poncifs scolaires sur le lyrisme2 peu utiles pour comprendre l’œuvre au programme.
Un lyrisme du contre-chant
A coup sûr, l’œuvre de Deshoulières relève d’un régime du lyrisme bien différent de celui qui s’imposera à partir du pré-romantisme.
- Deshoulières ne se soucie guère d’originalité et encore moins d’effusions. Au « lyrisme de sincérité »3 qui s’impose à partir de la fin du XVIIIe siècle, Deshoulières préfère un « lyrisme d’imitation »4 où l’expression personnelle des sentiments n’est jamais envahissante, en tout cas toujours indirecte et filtrée, voire réduit à transparaître dans des paraphrases ou des adaptations ;
- A la poésie solitaire, inspirée, dictée par le furor ou quelque voix sublime venue d’ailleurs, Deshoulières préfère la parole familière, la conversation née des circonstances ordinaires de la vie, les sentiments tempérés et les agréments simple ;
- A l’écriture de la passion et aux flammes de l’amour, elle préfère les douceurs de la tendresse, et aux mirages des arrière-mondes, les agréments tempérés de l’ici-bas.
Non seulement Deshoulières a souffert de l’invisibilisation qui touche les formes du lyrisme “moyen” qu’elle pratique, et qui s’exprime dans l’idylle, le madrigal ou les stances, mais, facteur aggravant pour l’histoire scolaire du lyrisme, Deshoulières cherche très consciemment à déconstruire les grandes catégories du lyrisme spiritualiste auxquelles, matérialiste et épicurienne, elle n’adhère pas. Deshoulières appartient à un milieu gagné à des idées du mouvement libertin entendu en un sens très large (épicurisme tempéré, refus des transcendances tapageuses, défiance envers les grands mots). Son matérialisme est sans doute plus marqué chez elle que chez ses contemporains, en raison de l’importance qu’a prise sur son éducation Dehénaut, mentor, esprit fort, et poète.
Pour la lectrice de Lucrèce, le lyrisme est un piège, et toute la force de son travail poétique consiste précisément à recourir aux divers codes et artifices du lyrisme, jusqu’aux conventions néo-pétrarquistes, pour les interroger, éventuellement les miner, en tout cas en jouer.
Le lyrisme constitue un piège à plusieurs titres :
- Piège socio-poétique : dans l’écosystème des salons, l’“effusion” est un piège susceptible de dérégler le tact, la mesure qui règnent dans ces compagnies. La posture lyrique (amour transi, transport, enthousiasme) est antisociale et à ce titre gênante pour tout le monde ; elle devient immédiatement suspecte d’enflure et indice d’un manque de contrôle de soi. La poétesse la désamorce par l’ironie, le rire, « l’enjouement », et ce qu’on appelait pas encore l’humour. D’où sa préférence pour des formes “parlées” (madrigal, rondeau, épître), le style moyen, la pointe morale, propres à dé-gonfler l’ivresse poétique et à reconduire la voix au plan de l’échange.
- Piège moral : pour une lectrice de Pascal (p. 464) et une amie de La Rochefoucauld (p. 241), le lyrisme représente un risque d’exacerbation du moi et du sujet dans sa singularité (inspiré, différent, porteur d’une mission, etc.). Deshoulières lui oppose une éthique de modération et de tempérance, et d’auto-dérision comme parade au risque de narcissisme. Comme La Rochefoucauld décape les idoles de la morale stoïcienne, Deshoulières ôte à la poésie ses oripeaux factices et hypocrites.
- Piège épistémologique : le sublime boilévien, successeur de l’antique inspiration, est un leurre pour cette matérialiste épicurienne qu’est Deshoulières. Au lyrisme inspiré par le Ciel, elle préfère une attention au réel modeste, les saisons, les animaux, le corps souffrant, l’éphémère. Contre l’exstase, elle professe l’observation, l’humilité d’un savoir bas qui se méfie des hauteurs. D’où la désublimation (si l’on me permet ce néologisme peu heureux mais pratique) systématique de la part de celle qui préfère la lucidité à l’enthousiasme.
Deshoulières privilégie un contre-chant lyrique, dévoilant à travers l’exercice d’une poésie ludique les chausse-trappes et les prétentions du grand lyrisme, toute cette pompe factice que Kundera aurait appelé le kitsch, pour lui préférer la gaieté et la légèreté « enjouée » d’un badinage assumé. La pose poussinienne de l’inspiration, le sublime bolévien affecté, la parole prophétique ronsardienne, Antoinette n’en est pas dupe, et ne nous invite pas à y souscrire. Elle démythifie le furor et l’enthousiasme, récuse les mirages d’une passion qui s’exalte elle-même et, surtout, démonte le fétiche de la « gloire » (surtout posthume) au profit d’un art de vivre au présent : ataraxie, mesure, agrément, conversation. Sa méthode pour déboulonner les idoles consiste moins en une subversion frontale, peu compatible avec l’esthétique de la civilité galante qui évite de choquer et de se prendre au sérieux, que d’une édulcoration stratégique qui vide les thèmes et idéaux lyriques de leur substance. La plainte hyperbolique, la démesure élégiaque, la promesse d’immortalité par le chant sont systématiquement adoucies, obliquées ou traitées à travers des masques et des maquillages. Plus généralement, Deshoulières met en place dans son œuvre un dispositif de contre-lyrisme permanent et systématique : humour, ironie, animaux de compagnies, réel humble, pointes et jeux verbaux constituent autant d’antidotes qui permettront l’émergence d’une voix poétique différente de celle issue de la tradition platonicienne, pétrarquiste et ronsardienne que son adversaire Boileau, au fond, ne fait que perpétuer : n’affirmait-il pas, au seuil de L’Art poétique (1674), « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur / Pense de l’art des vers atteindre la hauteur / S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète / Si son astre en naissant ne l’a formé poète » ? L’image de l’inspiration apollinienne, si elle n’est pas totalement absente chez Deshoulières puisqu’on trouve quelques rares variations très conventionnelles dans quelques pièces encomiastiques (p. 253), reste toutefois exceptionnelle sur le mode sérieux. C’est qu’une telle profession de foi mystique ne convient guère à la simplicité d’une poétesse épicurienne, adepte d’une éthique lucrétienne assez matérialiste. Bien des exemples montrent le souci permanent de la part d’Atnoinette Deshoulières de dégonfler les hauteurs du sublime et à débarrasser la poésie, l’un des plus vieux repaires de Dieu, de ses liens avec la religion et la transcendance sous toutes ses formes.
Style moyen et poésie de l’immanence
Ce lyrisme de l’immanence pratiqué par Deshoulières est-il pour autant un lyrisme diminué, mièvre, affadi et prosaïque ? Son art n’est-il pas d’abord, à l’heure où triomphe le soupçon généralisé et le regard aigu des moralistes, une poésie du désenchantement et du dessillement ? La désublimation de tous les grands mythes consolateurs du vieux lyrisme (inspiration, passion, immortalité, et sublime céleste tonitruant) n’est que le préalable nécessaire à l’émergence d’une autre voix, le chant lucide des biens possibles, utiles et doux, du monde comme il va. Ce chant est bâti sur les procédés caractéristiques du style moyen.
Par « style moyen », on entend, dans la tradition rhétorique héritée de l’Antiquité, le genus medium (mediocris), position intermédiaire entre le genus subtile (tenue/humile) et le genus grande (sublime), tel que le codifient Cicéron (Orator, 69-74 ; De oratore, III) et Quintilien (Institutio oratoria, XII, 10). Destiné prioritairement à delectare (plaire) tout en instruisant (docere) sans chercher l’emportement pathétique (movere), il conjugue correction, clarté et ornement mesuré, proscrivant aussi bien la sécheresse que l’enflure : période ample mais tenue, figures « tempérées » (équilibre, litote, variatio), lexique choisi sans préciosité, cadence harmonieuse. Repris par la poétique classique française, il devient une esthétique de la mesure fondée sur la bienséance, l’agrément et le naturel, propre à régler l’expression de l’affect. Il convient aux genres de sociabilité (épître, portrait, conversation) autant qu’à la poésie morale : loin d’être tiède, il est une discipline de la justesse, éthique et formelle, dans l’héritage de l’horatienne aurea mediocritas.
Un faisceau de « signatures » formelles permettent de caractériser le style moyen de Deshoulières, toutes perceptibles dès le premier portrait :
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Mesure et mediocritas assumées : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (p. 88, v. 6)
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Litote et atténuation (contre le sublime tapageur)
Le portrait de Mademoiselle de Vilenne avance par « assez », « pas mal », « je ne sais quoi », qui disent la retenue et la politesse du jugement : « Elle a je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer » (p. 88) -
Lexique de l’agrément et de l’urbanité. La beauté est évaluée « à l’agrément », non au spectaculaire ; la sociabilité élégante est la mesure du goût : « elle est […] pleine d’agrément » (v. 7).
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Ton conversationnel et adresse à l’allocutaire. L’échange mondain se joue à vue (« chère Amarillis »), avec apartés, connivences et circulation des voix ; la poésie imite la causerie, v. 16.
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Clarté et cadence binaire. Énumérations calmes, parallélismes, périodes sans boursouflure : « Sa gorge…, ses bras…, sa taille… ». La phrase avance droit, sans clinquant.
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Badinage sérieux (satire sans fiel). Dans le « Portrait de M. de Lignières », l’ironie reste souriante (« un aimable imposteur, un illustre volage », p. 90) ; la charge plaisante est tenue en laisse par l’urbanité.
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Tempérance des affects. La sensibilité se règle : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également, font sa charmante humeur » (v. 55, p. 88). Alliance d’allègre et de doux, sans excès.
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Dissimulation du savoir. La culture n’est pas brandie, elle s’insinue en naturel : Lucrèce est adapté « en galimatias fait exprès », non pour diffuser ouvertement un savoir philosophique ou scientifique.
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Modestie d’auteur et éthique de la « négligence: La préface et l’autoportrait qu’elle comporte minorent l’ambition : « Sans crainte, sans inquiétude, / Je livre mes amusements… ». L’ » amusement » dit l’art contenu et discret, non l’à-peu-près d’une dilettante (p. 99).
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Primat du présent (lié à la morale épicurienne tempérée). « Le seul bien qui nous appartienne, / [c’est] le présent », écho du carpe diem cher au maître du style moyen, Horace (p. 340, v. 34-35).
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Souplesse du vers qui imite le style faussement négligé du sermo pedestris. Cette souplesse se remarque à l’emploi du vers hétérométrique dit « libre » ou encore aux enjambements nombreux, même dans les vers à dimension morale « Il a peu de bon sens quand il va s’entêter / De la vanité… » (p. 341, v. 75).
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Désenvoûtement du grand genre, sans aigreur. Dans « l’Épître chagrine », la poète déconseille la « frivole gloire », sur un ton simple et direct de recusatio du « talent » poétique : « Vous que le ciel n’a point fait naître / Avec ce talent que je hais… ». La malédiction attachée au génie poétique se dit en refusant toute posture dramatisée.
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Économie de la louange. L’éloge est rarement dithyrambique, mais plutôt édulcoré : « Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit… ». La tournure baisse d’un ton la célébration mais conserve l’élégance (p. 89, v. 44).
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Portraits à hauteur d’homme. La physionomie et les mœurs se peignent en se gardant du sublime comme du grotesque : « Il est droit, assez grand… « , « Ses yeux… sont fins, ils sont doux… » (p. 90, v. 12).
En bref, chez Deshoulières, le style moyen n’est pas un “milieu tiède” : c’est une éthique de la litote, de la mesure et de l’agrément), servie par une une poétique de la conversation (adresse, clarté, cadence binaire), en vue d’une politique de l’effet (souplesse métrique, refus du spectaculaire), autant de choix qui désamorcent le sublime tonitruant comme le burlesque débraillé, pour installer une voix de justesse — un style « moyen ».
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Qu’on ne s’y trompe donc pas : cette quête du bonheur par le style moyen n’est ni facilité ni impuissance à s’élever, mais un chemin de crête. Les idéaux de « tendresse » et de « repos » requièrent une surveillance de tous les instants, et la plume qui prétend les chanter nécessite une virtuosité de l’équilibre, une neglegentia diligens qui tient la ligne entre emphase et platitude : trop de tension, et l’on verse dans le grandiloquent ; trop de relâche, et l’on tombe dans le terne ou le vulgaire. Chez Deshoulières, le « moyen » est une conquête exigeante, une corde raide où se joue un sublime du lieu commun, pour emprunter le titre du beau livre de Francis Goyet5 .
Subjectivité et lieu commun : le portrait de Mademoiselle de Vilenne (p. 88)
Le « Portrait de Mademoiselle de Vilenne » (1658, imprimé dans le Recueil des portraits et éloges de 1659) offre un observatoire très net de la reconfiguration du lyrisme chez Deshoulières, sous la double pression de la sociabilité galante et d’une éthique de la mesure. La sincérité ne passe pas par l’effusion, mais par un réglage rhétorique du compliment et un usage maîtrisé des figures convenues. Les louanges blasonnantes des parties du corps et des qualités de l’âme ne sont pas à prendre au premier degré, mais l’affection tendre de la poétesse pour Mademoiselle de Vilenne ne perce pas moins parfois la carapace des conventions et des clichés.
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D’emblée, la parole lyrique se manifeste comme poussée irrépressible (« Je ne puis m’empêcher de faire la peinture« , v. 1), mais cette impulsion est aussitôt canalisée par le cadre codé du portrait de ruelle (« faire la peinture », v. 1-2), avatar mondain de l’ut pictura poesis (( Sur le portrait mondain, voir Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France, 1641-1681, Paris, Honoré Champion, 1994. )) . La sincérité n’est donc pas congédiée : elle circule à travers la convenance et trouve sa vérité dans le réglage formel.
Cette scénographie implique un ethos d’autorité intime : « Je connais son esprit, sa beauté, son mérite » (v. 5). Le je n’est pas la voix anonyme d’un blason, mais un témoin responsable qui « peint au naturel ». Pourtant, la même voix se tient à distance des hyperboles brutales : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (v. 6) ; « Son nez n’est pas mal fait » (v. 11). La litote et l’entre-deux sont ici signature d’un style moyen : ni effusion, ni sécheresse, mais une tenue qui refuse l’emphase tapageuse. Même les exclamations (« Qu’ils sont fins ! qu’ils sont doux ! », v. 12) évitent tout débordement expansif. Ainsi le blason corporel, très complet (cheveux, teint, yeux, bouche, dents, gorge, bras, mains, taille : v. 10-34), se déploie sous le signe de la mesure ; l’hyperbole pétrarquisante subsiste (« cent mille trépas », v. 4 ; « où l’Amour prend ses armes », v. 13-14), mais elle est polie par une civilité des affects qui préfère l’agrément du je ne sais quoi (« Elle a cet air galant… un charme inexplicable », v. 29-30) et la santé nécessaire au plaisir (« La fraîcheur de son teint, et sa vivacité, / Font bien voir que Phillis a beaucoup de santé », v. 27-28) à la fureur larmoyante.
La structure du poème, très lisible, mène du corps à l’esprit, puis de l’esprit au secret. Le premier pivot décisif est situé au vers 35 : « Son esprit tout divin répond à ce beau corps » (v. 35). Ici, Deshoulières corrige les soupçons de superficialité, et de ce bel esprit mondain raillé par les adversaires des « Précieuses » : « Ce n’est point un esprit qui n’a que l’apparence » (v. 37) ; il est « grand, plein de feu, solide, égal et doux » (v. 39). Tout est affaire d’alliage : le feu n’est pas l’emportement, car il demeure égal et doux ; la fierté cohabite avec le jugement et la mémoire (v. 41-42). Le style moyen n’est pas l’apathie : c’est une intensité tenue, une ardeur gouvernée. S’y ajoutent les marqueurs de sociabilité lettrée : « Ses billets sont galants… Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit » (v. 43-44), et surtout la compétence partagée : « Elle n’a pas besoin qu’on lui traduise rien / De ce que nous avons du Tasse et de Virgile » (v. 48-49). Le « nous » dit la connivence et la complicité : en Mademoiselle de Vilenne, la poétesse peut se reconnaître, puisque, Deshoulières aussi maîtrisait ces langues et ces œuvres, de sorte que Madame de Vilenne est construite comme un double ou une jumelle de la poétesse : une Moderne qui confesse lire et goûter aussi la littérature ancienne, mais sans étaler avec impudeur une érudition de femme savante. Le portrait devient ici autoportrait oblique : dans l’univers mondain, parler de soi passe souvent par la louange de l’autre.
La fin du poème rehausse encore cette éthique par deux traits. D’une part, la modestie : « Chaque jour cette admirable fille / Cache soigneusement tous ces dons précieux » (v. 50-53). D’autre part, la tempérance des humeurs : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également » (v. 55-56). L’oxymore maîtrisé produit une musique affective subtile : ni fadeur, ni tumulte, mais un mélange qui rend la personne « charmante ». Vient alors la réticence qui dit plus qu’elle ne tait, conformément à l’esthétique du laisser deviner, lointain héritier du senhal courtois qui cultivait déjà la discrétion : « Et si je ne craignais pas de la mettre en colère, / Je dirais qu’elle en fait admirablement bien » (v. 46-47). La confidence intime passe paradoxalement par la réticence à dire et le secret gardé ; elle dit qu’elle ne dira pas. On peut y lire un souvenir de l’éthique courtoise qui vient doubler la discrétion mondaine. Par praeteritio, la poétesse atteste sans exhiber ; elle confirme l’anti-curiosité propre à la conversation honnête (( Voir l’excellent article, comme toujours, de Myriam Dufour-Maître, « Une anti-curiosité : la discrétion chez Mlle de Scudery et dans la littérature mondaine (1648-1696) » in Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, éd. Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdarde, ENS Editions, 1998, p. 333-358. )) . La clausule pousse cette logique jusqu’au bout : « Mais chère Amarillis, on n’y connaîtrait rien, / On ne saurait jamais le sujet de sa flamme, / Ses yeux garderaient bien le secret de son âme » (v. 60-62). L’aveu n’est pas désavoué ; il est à couvert. Ilpasse ici par le motif de l’insinuation : l’amie fidèle connaît le secret de son amie mais restera à jamais silencieuse (« On ne saurait jamais le sujet de sa flamme, / Ses yeux garderaient bien le secret de son âme »). Le lyrisme s’invente ici sous le signe du secret, non du spectacle.
Cette poétique de la réserve n’est pas seulement un accommodement mondain ; elle reconfigure l’énonciation elle-même. Le portrait est polyadressé : il s’adresse explicitement à « chère Amarillis« (v. 16, repris v. 60), mais se sait prononcé devant témoins — ceux des ruelles et les lecteurs du livre. D’où un dispositif de conversation : apostrophes, gradations, couplets à rimes plates qui privilégient la continuité argumentative sur l’éclat isolé. Les « billets » mentionnés (v. 43) et l’égalité entre écrire et parler (v. 44) thématisent l’échange, le don/contre-don d’esprit qui fonde la sociabilité galante. Dans ce régime polyphonique, le lyrisme cesse d’être soliloque : il devient pacte d’écoute.
On comprend dès lors en quoi la voie choisie par Deshoulières est un chemin de crête, non une facilité. Il est plus aisé d’exagérer que de tenir ; plus aisé de déclamer que d’insinuer. Or le poème assume la difficulté d’un « juste milieu » qui n’a rien d’une tiédeur : litotes qui aiguillent le jugement (« pas mal fait », v. 11), équilibres qui domptent les extrêmes (« ni grande ni petite », v. 6), alliances d’opposés qui densifient l’énoncé affectif (« plein de feu… égal et doux », v. 39 ; « enjouement » / « douce langueur », v. 55-56). L’émotion est là : les larmes (v. 14), les désirs (v. 13), l’aveu implicite (v. 46-47). Mais cette émotion passe par le tact, la pudeur, la discrétion, et la connivence. Loin de tout lyrisme spectaculaire, de tout épanchement, de toute intimité dévoilée sans pudeur, la poétesse cultive une intensité mesurée qui préfère l’agrément, la santé, l’urbanité du « je-ne-sais-quoi » (v. 19-20) aux « vieilles lunes » de l’effusion grandiloquente.
Le poème obéit à toutes les règles d’un jeu très formaté, égrenant la litanie des perfections attendues, tant morales que physiques. Mais trois procédés réintroduisent le vrai : la présence d’un « je » responsable et auctor qui garantit l’authenticité de la description (« je peins au naturel »), les bornes de la franchise et l’exigence du secret, qui laissent entendre une proximité affective ; le partage de références expertes, signes d’un lien réel, d’amitié, d’admiration, et de complicité, sous le signe de la littérature6 . Dans ce portrait, la sincérité circule à couvert : elle s’invente dans les conventions, et non contre les codes du genre. Le poème parvient à dire l’intime, dans des vers qu’on peut qualifier de pleinement lyriques, mais en respectant le pacte de la conversation galante, qui exige le voile.
On peut alors risquer une hypothèse d’ensemble : ce portrait programme, à l’échelle de l’œuvre, une entreprise réfléchie de déboulonnage des anciennes théâtralisations du sentiment. Matérialiste et épicurienne dans sa manière, c’est-à-dire attentive aux conditions concrètes du bonheur (santé, humeur, sociabilité, jugement) autant qu’à la joie de la lettre, Deshoulières maintient le chant, mais le déspectacularise. Elle n’oppose pas la sincérité aux codes ; elle la fabrique dans et par les codes. Ainsi le lyrisme, loin d’être une pure effusion, devient un art de vivre : conversation réglée, secret observé, amitié lettrée, modestie fière, tout un style d’âme qui, chez Vilenne, renvoie en miroir à la poétesse elle-même. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à envisager. Un “je” réglé par la civilité et l’échange, dont l’assise philosophique affleure jusque sous le masque burlesque de l’Imitation de Lucrèce, en galimatias fait exprès, pièce dont le voile comique dissimule mal des idées matérialistes. À la différence de la lyrique renaissante aussi bien que de la poésie post-romantique, foncièrement monologuées, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation, et par là fait signe vers une une esthétique de la mesure et de l’agrément qui substitue à l’ivresse du transport inspiré la politesse d’un bonheur partagé.
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Cette désublimation du lyrisme au profit d’une autre forme d’intensité poétique, compatible avec l’agrément, la sociabilité douce et le style moyen, se repère à la fois dans les poèmes issus de sa veine amoureuse, dans ceux issus de son inspiration encomiastique, et même dans ses vers sacrés, comme nous allons le voir dans les prochains billets.
- Ingrid Riocreux, « L’illisibilité en pratique ou le choc des univers mentaux (l’exemple du lyrisme) « , Fabula-LHT, n° 16, janvier 2016, https://doi.org/10.58282/lht.1671 . [↩]
- Il faudrait refondre au moins les sections « les thèmes lyriques » et la « tonalité lyrique », propres à faire des ravages en lycée. [↩]
- Ingrid Riocreux, art. cit. [↩]
- Ibid. [↩]
- Francis Goyet, Le Sublime du ‘lieu commun’. L’Invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2018. [↩]
- Voir sur ce point l’ouvrage de Conley déjà cité. [↩]