Ce portrait met en scène une esthétique de la mesure qui désarme la brutalité de cour. Dès le début (« ni grande ni petite ») la formule en balancier installe l’entre-deux : c’est l’anti-hyperbole par excellence, signature d’un goût qui refuse le choc du contraste, et estime comme Aristote que la vertu est dans le juste milieu. La suite précise l’horizon d’évaluation : « libre, mignonne, et pleine d’agrément ». Agrément est le mot-clef mondain : on juge moins la puissance des traits que la grâce de la présence (aisance, liberté des mouvements), ce qui substitue à la logique du trophée viril une économie de civilité. Vient alors la litote (« Son nez n’est pas mal fait ») qui euphémise la louange et tient à distance la curiosité indiscrète du blason anatomique : la politesse gouverne la description, on n’appuie jamais, et par surcroît on évite ce que Laure Mulvey appelle le « male gaze ». Le regard féminin entreprend ensuite de se déplacer vers le haut et de spiritualiser l’attrait : « mais que ses yeux sont beaux ! Ses yeux noirs et brillants ». L’éloge quitte le détail corporel pour l’expression, c’est-à-dire l’âme et l’esprit, évitant la crudité où aime s’encanailler la rustrerie courtisane. La clausule « où l’Amour prend ses armes » relève de la galanterie. L’amorce guerrière (« armes ») n’est plus qu’une métaphore aimable, retournant l’imaginaire du duel en jeu d’esprit, la force en douceur et en urbanité.
Du carpe diem au memento mori : les Fleurs
Chez Deshoulières, la brièveté et la pudeur n’interdisent pas le grave : l’idylle Les Fleurs convertit un memento mori, dont la modalité funèbre s’éclaire de nuances horatiennes en clair-obscur :
Que votre éclat est peu durable,
Charmante fleurs, honneur de nos Jardins !
Souvent un jour commence et finit vos destins,
Et le sort le plus favorable
Ne vous laisse briller que deux ou trois matins.
Ah, consolez-vous-en, Jonquilles, Tubéreuses :
Vous vivez peu de jours, mais vous vivez heureuses… (p. 170)
La perspective de la mort inéluctable assombrit le motif ronsardien, manifestant jusque dans la légèreté épicurienne de Deshoulières l’influence du clair-obscur augustinien cher à Philippe Sellier.
L’épître comme conversation mise en vers : le dossier Montausier (1684–1688)
L’épître est par excellence l’incarnation littéraire de la conversation, qu’elle a pour tâche de mettre en forme sans figer. L’ensemble de poèmes parus à l’occasion de L’Amadis de Lully (1684) en fournit une éloquente démonstration.
Au début de 1684, la création d’Amadis, opéra inspiré d’un roman de chevalerie encore fort célèbre, relance dans le « monde » une dispute sur la vraie galanterie. Deshoulières y répond par une ballade « en vieux langage » dont le refrain deviendra proverbial, « On n’aime plus comme on aimait jadis », d’abord publiée dans le Mercure galant (janvier 1684), puis insérée au recueil de 1688 avec son contexte et ses suites poétiques. Cette ballade n’arrive pourtant jamais « seule » : elle est présentée, adressée, et cadrée par une « Épître à M. le duc de Montausier, en lui envoyant la ballade qui suit », que l’édition de 1688 enregistre explicitement. L’appareil du livre donne ainsi à voir ce qui, en amont, fut un geste de sociabilité : l’envoi, la scène d’adresse et l’invitation à la réplique.
Dans cette épître d’envoi, la poétesse met en scène la conversation mondaine : elle désigne son interlocuteur (Montausier), en fixe le ton (un « chagrin » enjoué, non vindicatif) et légitime le propos par la mémoire de Rambouillet. Le début célèbre « Montausier dont le cœur ferme, grand et sincère, / Seul, dans un siècle corrompu, / Possède, connaît et révère / Le vrai mérite et l’antique vertu ») fait de l’allocutaire un arbitre éthique (le seul qui « tienne » encore l’antique vertu) et installe l’épître comme tour de parole inaugural (« Souffrez qu’en vos mains je dépose / les innocents chagrins de mon cœur irrité »). L’épître n’est pas commentaire : elle est un acte de sociabilité qui ouvre la discussion en confiant en mains sûres la pièce à débattre.
La suite prouve que la lettre sollicite effectivement la réponse : autour d’Amadis s’engage une joute où La Fontaine réplique par une ballade à rimes identiques (« On aime encor comme on aimait jadis »), tandis que le duc de Saint-Aignan répond à son tour ; et Deshoulières intègre ces répliques dans son édition, soulignant délibérément le caractère dialogique de l’ensemble. La ballade « d’appel » est ainsi encadrée (par l’épître) et prolongée (par les contre-pièces), exactement comme dans une causerie de ruelle où l’hôtesse, maîtresse et initiatrice de la parole, distribue les tours, puis laisse la parole circuler : le livre archive cette polyphonie ordinaire de la mondanité.
Sur le plan pragmatique, l’épître d’envoi fait ce que fait une maîtresse de maison : elle introduit le sujet (un présent « corrompu » où l’amour n’est plus qu’en « chansons « ), oriente la réception du côté de la douce fermeté en refusant la « raillerie aigre », et met en circulation la pièce jointe, « la ballade qui suit ». Elle est l’outil rhétorique par lequel la conversation se forme (comme l’attestent l’adresse, les vocatifs, et la seconde personne), s’ajuste (à-propos, tact), et s’ouvre à l’assemblée implicite des lecteurs-auditeurs.
Sur le plan institutionnel, l’édition scande les tours de parole et entérine le don/contre-don : la table de 1688 enchaîne « l’Épître à M. le duc de Montausier », la ballade « À Caution tous amants sont sujets », puis les réponses (« Réponse à M. le duc de Saint-Aignan », etc.) Le volume devient la mémoire réglée d’un échange né en présence, relayé par le Mercure galant, et désormais canonisé par l’ordre du livre.
Sur le plan poétique, le choix de l’épître suivie des ballades déplace la satire dans le registre de la civilité : elle permet la pointe morale et la mélancolie polémique sans passer par l’étiquette de « satire » (jugée indécente pour une femme, explique Schröder), exactement selon la grammaire de la conversation mondaine (litote, concession, euphémisme, pointe). L’épître assure cette décence : elle règle le face-à-face, protège l’énonciatrice derrière l’autorité de l’allocutaire, et reconduit la norme partagée de l’urbanité.
Au total, le cas Montausier montre que, chez Deshoulières, l’épître est la forme-mère de la conversation mise en vers. C’est parce qu’elle est d’abord un acte de sociabilité que l’épître peut, ici, porter la critique des mœurs, sans bruit de tribunal, mais avec l’autorité concrète d’une parole « présentée » et partagée.
Le formalisme mondain doublé de pudeur n’empêche pas l’expression de paroles graves ou personnelles, mais dans cet univers galant, on ne s’exhibe pas en génie souffrant : on module sa voix, on passe par des personae, on ajuste l’ethos et l’adresse, c’est-à-dire qu’on n’oublie jamais que ses propos s’inscrivent dans une scène sociale. L’émotion littéraire n’est pas absente, mais elle passe par la litote et la pointe plutôt que par le cri déchirant donné comme sincère et sorti des entrailles. Au sein de cette culture salonnière, le lyrisme ne peut qu’être en dialogue, souvent répliqué, volontiers dialectique, comme une « conversation de personnes absentes » (Scudéry), loin d’être confiné au soliloque lyrique : c’est même l’un des traits structurants de Deshoulières, dont bien des pièces s’inscrivent dans l’échange et la circulation. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à articuler, et donc un autre lyrisme. A la différence de la lyrique post-romantique, foncièrement soliloque, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation. Entrer dans une œuvre comme celle d’Antoinette Deshoulières suppose donc un dépaysement critique : il convient d’admettre qu’une culture très proche par ses sociabilités (politesse, esprit, humour) et par ses héritages (Antiquité et Renaissance), puisse nous être aussi étrangère par ses cadres énonciatifs et créatifs. À défaut, on restera sur le pas de la ruelle et l’on confondra différence et insignifiance.
- T. Kaibara, « Moncrif, historien des chats. Masculinité et émotion dans la France des Lumières », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 55 (1), 2022, p. 69-90, https://doi-org.ezproxy.normandie-univ.fr/10.4000/clio.21280 [↩]
- Voir les sonnets sur cette page : https://fr.wikisource.org/wiki/Sonnets_d%E2%80%99Uranie_et_de_Job . [↩]
- Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 5th ed., Amsterdam, Brunel, 1740, vol. 3, p. 560 and 757. [↩]