C’est la loi du genre : nous dirons quelques mots d’Antoinette Deshoulières (1638-1694), dont quasiment toute l’œuvre poétique est au programme cette année.
Une adolescence aventureuse
Antoinette du Ligier de La Garde naît à Paris le 31 décembre 1637 ou le 1er janvier 1638. Elle est la fille de Melchior du Ligier (maître d’hôtel des reines Marie de Médicis et Anne d’Autriche), qui fait partie de la noblesse de robe. Les mariages précoces n’étaient pas rares dans la haute société : il ne faut pas trop s’étonner qu’à treize ans, elle épousa Guillaume de La Fon de Bois Guérin, seigneur Deshoulières, officier dans l’armée du prince de Condé et de dix-sept ans son aîné. Ce mariage, en 1651, la fait entrer très tôt dans le tourbillon des troubles politiques de la Fronde : Condé fut l’un des principaux meneurs de la rébellion, dernière révolte nobiliaire en France, et le mari de la future poétesse suivit son maître dans ses campagnes. La Fronde fut écrasée par le roi de France en 1652-1653. Pour rétablir la paix civile, Louis XIV amnistia tous ses anciens opposants, à l’exception de Condé, qui passa aussitôt à l’ennemi et mit ses talents militaires incomparables au service de l’Espagne, alors en guerre contre son royaume d’origine. Pendant toutes ses années, séparée de son mari, la jeune Antoinette en profita pour parfaire sa culture philosophique et littéraire. Un rebondissement intervint en 16551 : la jeune marquise Deshoulières se trouva mêlée à un complot destiné à ramener Condé dans l’obéissance du roi. Avec l’accord et le soutien de son père, elle rejoignit sans prévenir son mari sur le front de Rocroi, en Flandre, et tenta en vain de séduire le prince de Condé pour faire livrer Rocroi aux troupes royales. La supercherie échoue : Condé, alerté, fait incarcérer le couple au château de Vilvorde, près de Bruxelles. Antoinette, que l’on surnomme alors la « Majore », croupit avec son époux pendant quelques mois en prison, avant de recouvrer la liberté grâce à une évasion spectaculaire organisée avec la complicité du gouverneur de la forteresse et de son épouse. En 16582, une amnistie générale leur permet de rentrer en France. Louis XIV, bien que déçu de l’échec de la mission, ne brise pas la carrière du mari de la poétesse : Guillaume Deshoulières est nommé commandant à Sète, où il servira fidèlement sous les ordres de Vauban, pendant qu’Antoinette reste à Paris et mène librement la vie mondaine qu’elle goûte. Elle aura quatre enfants, dont une seule fille survivante, Antoinette-Thérèse, qui s’occupera de l’édition de son œuvre. Après ses aventures bruxelloises, elle est accompagnée d’une certaine « aura romanesque » : la jeune comploteuse a pu mesurer « la fragilité des équilibres politiques » et découvrir « ses pouvoirs de femme », explique Sophie Tonolo, comme en témoigne une célèbre lettre du prince de Condé reconnaissant son charme et son influence. Surtout, durant son exil forcé à Bruxelles, Deshoulières fréquente la brillante cour du gouverneur espagnol, Dom Juan d’Autriche et le salon de la marquise de Caracène : elle y « fourbit les armes de son esprit » et gagne les premiers admirateurs de son talent. Dès 1659, son nom circule dans les milieux galants : le comte de Gramont, dans le Recueil de portraits et éloges dédié à Mademoiselle de Montpensier, dresse d’elle un portrait louangeur sous le nom poétique d’Amarilis. Ainsi, avant même son retour à Paris, la future poétesse s’est forgé le destin d’une héroïne mondaine, entre intrigues politiques et prestige littéraire.
Une formation libertine
De retour à Paris à la fin des années 1650, Deshoulières poursuit sa formation intellectuelle. Tandis que son mari est reparti guerroyer aux côtés de Condé, Antoinette reste à Paris et reçoit l’enseignement d’un précepteur d’exception : Jean Dehénault. Ce dernier, un érudit libertin proche de Molière, Chapelle et Saint-Évremond, est un matérialiste disciple de Gassendi connu pour avoir traduit le début du De natura rerum. Nous situerons le contexte intellectuel et reparlerons du gassendisme à propos du poème « Les Oiseaux », qui démarque la traduction de Dehénault en bien des endroits. Sous la houlette de son mentor, la jeune femme acquiert une culture philosophique, littéraire et scientifique peu commune : elle lit Lucrèce et Épicure, auteurs de prédilection de son maître, mais aussi Descartes et Sénèque, s’initie aux idées nouvelles du libertinage érudit, et apprend les langues modernes mais aussi anciennes (latin, italien, espagnol).
Les conceptions libertines de Dehénault ne manquent pas d’exercer une grande influence sur son élève : il n’est pas indifférent que Bayle les mentionne tous deux ensemble dans son Dictionnaire historique, sous l’article Spinoza pour ajouter encore à une coloration déjà sulfureuse au tableau. La poésie de Deshoulières, fruit de cette éducation soignée et quelque peu rebelle, ne va ressusciter Théocrite et Virgile que pour teinter la pastorale et la galanterie de considérations épicuriennes. Elle laisser affleurer un scepticisme tourné contre la raison, mais qui n’épargne pas la religion, et s’interroger, à la suite de Lucrèce sur le sens des valeurs humaines généralement admises, comme la gloire ou le rêve d’immortalité : autant de traits qui imprègnent aussi bien ses idylles que ses réflexions morales, de même que l’attrait pour une vie retirée dans une nature complice, qui n’est pas sans évoquer le lathè biosas épicurien. Tous ces traits font de Deshoulières une continuatrice, sur le mode mineur, d’un courant poétique qu’on pourrait faire remonter à Théophile de Viau. John J. Conley a bien montré que Deshoulières développe dans ses poèmes un credo naturaliste (« naturalist creed« ) hérité de l’atomisme antique : ses idylles pastorales notamment inscrivent l’être humain dans un ordre matériel régi par des causes naturelles, et dénoncent l’illusion orgueilleuse d’une raison humaine se croyant quasi divine. En ce sens, Deshoulières prolonge la veine épicurienne, tout en l’adaptant à la forme galante, à travers divers procédés que nous verrons en détail, comme le dialogue poétique de l’homme avec la nature (le Ruisseau et les Moutons sont les meilleurs éducateurs), afin de renverser la hiérarchie entre l’homme et le monde non-humain.
Cette profondeur philosophique, jointe à une remarquable maîtrise des langues et de la versification, ne passera pas inaperçue des contemporains. Bien qu’elle prenne soin, par la négligence étudiée et la dissimulation des références érudites qu’elle s’impose, de ne pas passer pour une femme savante, elle figure dès 1660 dans le Grand Dictionnaire des Précieuses de Somaize sous le nom de Dioclée (« Dioclée est une jeune précieuse agréable et bien faite. Elle a fait des portraits en vers, à quoy elle réussit fort bien […] Elle sçait parfaitement la langue d’Hespérie et d’Ausonie »).
Cette pensée forte, habitée d’une culture classique et fondée sur des présupposés audacieux, il n’est pas toujours facile d’en déceler immédiatement la portée dans l’œuvre au programme. La lecture des poèmes de Deshoulières nécessite une oreille attentive, parce qu’il n’était pas permis de laisser percer trop ouvertement une pensée dissidente, matérialiste, officiellement condamnée dans un royaume très-chrétien et dans une époque où l’Eglise catholique exerce une emprise absolue sur la société. La galanterie ne serait-elle qu’un masque dissimulant l’expression de pensées interdites? Non sans doute, la poétique de Deshoulières est trop complexe pour se laisser résumer à une formule aussi simple. Mais il convient de ne pas se laisser piéger par la posture modeste de la poétesse, ni par la multiplication des conventions et des clichés qui ne sauraient être considérés comme le dernier mot de son esthétique, sauf à rater l’essentiel. Nous aurons l’occasion de le mesurer à la lecture des textes au cours de futurs billets.
L’éducation très riche reçue par Antoinette Deshoulières explique aussi la complexité de son positionnement au sein du paysage intellectuel des années 1670-1690, c’est-à-dire au plus fort de la querelle des Anciens et des Modernes : assurément partisane d’un esprit moderne qui se développe avant que le vif de la dispute n’éclate, contributrice régulière du Mercure galant, elle met en place à l’égard de ses adversaires, au premier chef Racine et Boileau, une stratégie beaucoup plus subtile et complexe qu’un affrontement bloc contre bloc. Toute sa poésie, nourrie de sa lecture des meilleurs auteurs, consiste à retourner contre les Anciens leurs propres références, revendiquant le patronage de poètes antiques soigneusement arrimés au système de valeurs modernes. Loin d’introduire les termes d’un « Parallèle » antithétique qui opposerait deux camps, comme le fera Perrault, elle se réclame brillamment au contraire de l’autorité des auteurs d’autrefois pour justifier toutes les options de l’esthétique galante honnie par le camp des Anciens et les tenants du « sublime ». On comprend que Boileau, qui prétendait incarner seul l’héritage d’Horace et se voyait ainsi concurrencé sur son terrain, dès le début de son recueil, par une poétesse de grand talent, ait été furieux, et qu’il ait assez peu glorieusement poursuivi sa bête noire jusque dans le tombeau, sa Satire contre les femmes étant parue après la mort de la poétesse. Nous verrons bien sûr tous ces points en détail, textes à l’appui, dans de prochains billets, mais disons d’emblée que le principal grief de Boileau contre Antoinette Deshoulières, outre son inimitié pour son ami Racine, c’est une captation d’héritage aussi brillante que paradoxale. Sa position lui fait occuper, dans le camp des Modernes, une position particulière qui n’est pas sans rappeler, en symétrique, celle d’un Ancien particulièrement fin et talentueux aussi : La Fontaine.
La mondaine
À partir de la fin des années 1660, Deshoulières s’impose dans le monde des salons parisiens. Son esprit brillant, sa culture et son charme lui ouvrent les portes des cercles précieux les plus réputés. Elle ne connut sans doute pas l’Hôtel de Rambouillet, dont elle éprouve une vive nostalgie, mais régna dans les salons des années 1650, et en particulier à l’Hôtel de Bouillon, animé par la duchesse de Bouillon et son frère, le duc de Nevers. Assurément mondain, l’Hôtel était aussi un cercle libertins. L’hôtel de Bouillon abritait alors des esprits frondeurs (Dehénault, Ninon de Lenclos, Saint-Évremond, Saint-Pavin…), et son précepteur lui-même s’était fait « l’un des rares défenseurs de Fouquet », avec La Fontaine, explique Sophie Tonolo. La jeune poétesse ne se contente pas d’être invitée : dès 1670, elle tient son propre salon littéraire à Paris, rive droite, rue de L’Homme Armé. On y discute philosophie et poésie. Sainte-Beuve écrit qu’il eut ce caractère particulier « d’avoir à la fois du précieux et du hardi, de mêler dans son bel esprit un grain d’esprit fort. »3 . Beaucoup plus près de nous, John Conley décrit ce salon comme « l’un de ceux où les libertins débattent de leurs textes favoris et critiquent l’orthodoxie officielle »4 affirmation qui reste difficile à documenter, mais reflète bien l’orientation intellectuelle de la sociabilité de Deshoulières. Ce qui est avéré, c’est qu’elle s’entoure d’un large réseau d’amis lettrés et de protecteurs. Ses poèmes de circonstance témoignent des liens qu’elle entretenait avec de grands seigneurs : ainsi, elle dédie des vers au duc de Saint-Aignan ou au duc de Montausier, et les tutoie parfois avec une familiarité surprenante compte tenu de leur rang. Les critiques y ont vu l’indice de relations de patronage privilégiées : Saint-Aignan et Montausier, connus pour soutenir les artistes, auraient pris la poétesse sous leur aile. De fait, Montausier était l’époux de Julie d’Angennes et l’initiateur de la célèbre Guirlande de Julie ; quant à Saint-Aignan, il fut l’un des intervenants dans les joutes poétiques auxquelles se prêta Deshoulières, et l’un des maîtres d’œuvre des spectacles de Louis XIV, dont on n’ignore pas la dimension politique. Autrice de premier plan, et habile salonnière, Deshoulières s’impose comme la « dixième muse », comme l’écrit Marie-Jeanne Lhéritier après sa mort5 . Sa réputation dépasse Paris : en 1684, l’Académie des Ricovrati de Padoue la fait élire parmi ses membres, et 1689 elle reçoit de l’Académie d’Arles le titre inédit d’ »académicienne », première femme ainsi honorée en France. Sans être membre de l’Académie française, Deshoulières occupe ainsi une position sociale et institutionnelle unique, reconnue par les cercles galants comme par les institutions savantes.
L’un des vecteurs essentiels de sa notoriété fut la presse littéraire naissante. En 1672, Donneau de Visé lance le Mercure galant, première gazette mondaine à destination d’un public féminin et provincial. Très tôt, il sollicite la plume de Deshoulières : la Lettre de Gas paraît dès cette première année de publication du périodique. Commence alors une collaboration assidue avec ce périodique dont les notes de notre édition font état : plusieurs dizaines de pièces parurent d’abord séparément dans les livraisons du Mercure. Aucune autre femme de lettres du siècle ne bénéficie d’une telle visibilité nationale. Dans les pages du Mercure, ses poèmes (idylles, ballades, chansons, énigmes) côtoient ceux des auteurs à la mode (Fontenelle, Thomas Corneille, Perrault, etc.), et suscitent de nombreuses réponses et imitations, signe de leur succès. Le choix de publier dans le Mercure galant, n’a rien d’anodin. Il correspond chez la poétesse à une véritable stratégie littéraire : en vertu de la haine du pédantisme qui caractérise l’esprit des salons, elle cherche à éviter les traités savants et les grands genres « sérieux », pour inscrire ses vers dans la légèreté mondaine et l’échange ludique. Comme l’écrit Tonolo, la poésie de Deshoulières est un « loisir » intégré à la vie de salon, « fondé sur l’échange et le jeu », qui privilégie l’oralité, la repartie, le badinage. Dans ce contexte, pendant longtemps, la publication en recueil n’apparaît pas comme une « obligation ». La poétesse préfère diffuser ses œuvres « étalées et essaimées » dans des supports variés : revues, manuscrits collectifs, ou encore recueils collectifs (comme le Recueil de poésies diverses de 1671 où figure l’un de ses textes, attribué à tort à son mari dans la table). Cette dispersion maîtrisée entretient sa présence dans tous les cercles littéraires sans qu’elle ait à endosser pleinement le statut d’ « auteur », pernicieux pour l’image d’une femme, et susceptible d’introduire une contradiction avec la « frivole gloire » qu’elle dénonce si fort dans toute son œuvre.
Cette situation sociale de l’écrivaine détermina son écriture : elle se coula avec bonheur dans ces genres mondains qui ne sont simples qu’en apparence et qui, au-delà de leur frivolité apparente, répondent aux contraintes d’une poétique très codifiée dont Alain Génetiot nous a révélé tous les secrets dans sa Poétique du loisir mondain :
- La conversation comme “hyper-genre” directeur. Ecrire comme on converse est un impératif, qui implique un ton familier, un style moyen, une adresse, une délicatesse de ton pour ne pas heurter son destinataire, mais aussi de l’à-propos pour réagir et répondre sur-le-champ comme il convient à l’oral.
- Une poésie à plusieurs mains et voix, collective par destination, insérée dans un réseau d’interlocuteurs unis par une complicité, une connivence qui les rend aptes à saisir les fines allusions qu’ils auront plaisir à deviner. D’où, dans les recueils, une polyphonie assumée qui réinscrit le texte dans la chaîne conversationnelle dont il est issu.
- Anti-pédantisme et « négligence » réglée. L’éthos galant valorise la facilité apparente, la délicatesse, la neglegentia diligens cicéronienne (Orator, XXIII, 78) et la sprezzatura (désinvolture apparente) chère à Castiglione. On préfère le mot d’esprit juste à la note de bas de page.
- Dimension ludique et virtuosité enjouée. L’écriture est un jeu social : acrostiches, bouts-rimés, sont des exercices à contrainte rédigés dans un cadre et à des fins ludiques. Le badinage galant, tel que l’analyse Génetiot, conjugue virtuosité métrique et enjouement. On admire la tournure plus que la thèse, le clin d’œil plus que la conclusion. La poésie réussit lorsqu’elle parait sans effort, dans la joie de dire, de plaire, de surprendre.
- Goût des formes brèves et de l’improvisé. La scène de salon favorise les formats courts : chanson, air, madrigal, énigme, épigramme, idylle ramassée, épître vive. Ce catalogue des formes lyriques mondaines, bien étudié par Génetiot, correspond à une économie de performance : les textes sont lus en public pour susciter un écho et circuler par oral ou en manuscrit. La mise en recueil rassemble ensuite ces pièces “jetées” mais finement composées, d’où, chez Deshoulières, une varietas structurée plutôt qu’une chronique continue comme principe structurant de son recueil. Nous reviendront sur sa composition.
- Pastorale et amour ludique. La conversation galante aime ses décors : paysages pastoraux, nymphes, bergers, animaux parlants, qui permettent de traiter l’amour et la morale sans gravité pesante. La pastorale fournit ses masques, Daphné, ou Amarillis, une idéologie douce fondée sur la nature et la civilité, et un cadre d’ironie légère. Génetiot montre que ce badinage transporte un « imaginaire pastoral » qui adoucit les tensions et rend dicible, en mode gracieux, ce qui serait trop polémique à nu.
- Économie de l’éloge et du réseau. Les poèmes de circonstance (portraits, remerciements, bouquets, airs dédiés) stabilisent des alliances, construisent une réputation par échanges réglés. La galanterie est aussi une politique du lien, c’est un point sur lequel insiste Alain Viala, dans un siècle qui est celui de la « naissance de l’écrivain ». Ecrire, c’est chercher à se positionner, à s’assurer une reconnaissance, une inscription institutionnelle, et éventuellement un revenu : nul doute que Deshoulières joue très lucidement et à merveille ce jeu galant qui, sous couleur de bagatelle, n’est jamais dépourvu de stratégies ou d’ambitions.
- Primat du “plaire” sur « l’instuire ». Des deux finalités assignées à la littérature par Horace, la mondanité affecte de privilégier la première. L’horizon d’attente est l’agrément avant l’instruction. Le monde salonnier offre ainsi un déplacement décisif du telos littéraire qui explique l’allure “aimable” de l’œuvre de Déshoulières, et sa préférence pour l’opuscule brillant plutôt que pour le traité.
L’un des intérêts du cours sera bien sûr de vérifier si Deshoulières incarne parfaitement cette poétique mondaine et galante, où si elle s’approprie les codes galants à ses fins propres, en vue d’enjeux esthétiques et éthiques qui ne s’y résument pas. Nous avons déjà envisagé la possibilité d’un sous-texte libertin et épicurien qu’on ne saurait facilement réduire à l’agrément : l’étude des textes nous dira ce que nous pouvons penser de cette distance éventuelle de la reine des salons à l’égard de la poétique du loisir mondain.
Cette période, qui s’étend en particulier jusqu’à la parution en recueil de 1688, correspond selon Sophie Tonolo à une première période créatrice de Deshoulières, marquée par le développement d’un « esprit querelleur » lié à l’Hôtel de Bouillon, hostile à Racine et aux Anciens. Cette époque est aussi caractérisée par une ouverture au musical, plusieurs de ses airs étant alors mis en musique par différents compositeurs.
Naissance d’une autrice
Les années 1688-1694 correspondent à la vieillesse de Deshoulières, qui affronte alors des épreuves physiques et morales en contraste avec l’enjouement de ses écrits : goutte, douleurs articulaires et cancer assombrissent ses dernières années. Deshoulières traite son mal avec un détachement spirituel, comme l’atteste son Épître à la Goutte publiée en 1692, elle apostrophe ironiquement son mal comme une compagne capricieuse qu’elle cherche à apprivoiser : « Fille des plaisirs, triste goutte… ». Cette capacité à dissimuler ses peines derrière l’élégance de l’esprit dérive en droite ligne de l’idéal galant : la grande règle est de ne pas indisposer son interlocuteur, de ne pas le mettre mal à l’aise, et pour y parvenir, mieux vaut cacher ses misères que les exhiber, par pudeur et par tact. Jusqu’au bout, Deshoulières aura ainsi cultivé l’art de l’enjouement littéraire, refusant de ternir son œuvre par le pathos personnel.
Les soucis familiaux n’épargnent pas ses dernières années. Elle perdit un enfant, puis son époux en 1693. Veuve et affaiblie, elle continue à mener ses combats littéraires. Selon Volker Schröder, « même au terme de sa carrière, [elle] persiste à écrire et à combattre, à tout hasard, en défendant la légitimité de sa vocation poétique ». Figurent parmi ses derniers vers :
À combattre le faux incessamment m’attache,Et fait qu’à tout hasard j’écris ce que m’arracheLa force de la vérité. (Réflexions morales)
Ces années correspondent à la publication du recueil si longuement mûri (le privilège en avait été pris dix ans auparavant). Sophie Tonolo lit ce geste comme le passage d’une diffusion « moderne » de la littérature, via la presse à la fixation auctoriale et la consécration que donne le livre imprimée : Deshoulières n’est plus seulement une plume mondaine mais « femme de lettres reconnue » qui organise son œuvre selon des principes de composition savants, qui évitent soigneusement aussi bien le classement thématique que l’ordre chronologique: nous y reviendrons.
La mort vient interrompre le projet de publication d’une nouvelle édition des Poésies, dont la première partie paraît en 1693. Epuisée par la maladie, Deshoulières s’éteint à Paris le 17 février 1694, à 56 ans.
Une œuvre préservée par sa fille : héritage et redécouvertes
Après la disparition d’Antoinette Deshoulières, c’est sa fille unique, Antoinette-Thérèse Deshoulières, qui prend en main le destin de l’œuvre maternelle. Mademoiselle Deshoulières, elle-même poétesse (couronnée en 1694 par l’Académie française pour une ode latine), voue un véritable culte à la mémoire de sa mère. Dès 1694, elle entreprend de rassembler tous les écrits de celle-ci, y compris ceux restés inédits ou épars. Dans une lettre de 1698, elle explique qu’elle avait dès l’enfance conservé les manuscrits maternels :
« Ma mère ne gardait ni copies de ses lettres, ni copies de ses Ouvrages ; si je n’eusse pris soin (…) de les ramasser, on ne les aurait trouvés que chez les personnes curieuses de pareilles choses ».
Il convient de se défier de ce type de témoignage, mais il est sûr que c’est grâce à son zèle que le second volume des Poésies, paru en 1695, put offrir au public de nombreux textes posthumes, précédé d’une préface de la main de l’éditrice.
Dans les décennies qui suivent, la fille continue d’entretenir l’héritage littéraire maternel. Elle-même publie quelques poèmes, souvent imprimés aux côtés de ceux de sa mère dans les éditions communes « de Madame et Mademoiselle Deshoulières ». Ainsi l’édition de 1707, puis celle de 1747, intègrent-elles plusieurs pièces de la fille, au point que leurs vers sont parfois confondus par les lecteurs. Ce tandem littéraire mère-fille est assez unique dans la littérature française de l’Ancien Régime, et témoigne de la complicité intellectuelle qui unissait Antoinette Deshoulières et sa fille. La jeune femme survivra plus de vingt ans à sa mère (elle décède en 1718) et aura eu la satisfaction de voir l’œuvre maternelle fixée de manière durable. Le corpus s’élargit encore par la suite, en raison de la complexité éditoriale et des modes de diffusion des poèmes, phénomènes que font apparaître les dernières sections de l’œuvre au programme.
- La date est donnée par Sophie Tonolo. Perry Gethner parle de 1653, https://siefar.org/personnage/antoinette-du-ligier-de-la-garde/ [↩]
- Perry Gethner donne 1657 [↩]
- Sainte-Beuve, « Une ruelle poétique sous Louis XIV », Revue des deux mondes, 20, 1839, p. 198-214. [↩]
- « Deshoulières’s salon was one of several where libertines discussed favorite texts and critiqued the official religious and moral orthodoxy of the period… Deshoulières was libertine and Gassendian« , John Conley, The Suspicion of Virtue, op. cit., Introduction, p. 12. [↩]
- Marie-Jeanne Lhéritier, Le Triomphe de Madame Des-Houlières receue dixième Muse du Parnasse, Paris, C. Mazuel, 1694. [↩]