L’Ancien et la Moderne : désublimer l’éloge

L’opposition entre le traitement de la lyrique encomiastique par Boileau et par Deshoulières constitue un bon observatoire pour penser les conceptions divergentes de l’éloge, du côté des Anciens et du côté des Modernes. Ces différences ne sont pas seulement affaire de goûts ou de subjectivités, mais de partis pris entraînant des conséquences stylistiques et formelles.

Considérons par exemple L’Ode sur la prise de Namur (mai 1693), poste d’observation idéal pour prendre la mesure de ce dialogue tendu entre Boileau et les Modernes. Le texte, que le poète considérait comme un chef-d’œuvre, était précédé d’un « Discours sur l’ode » où il préconisait pour ce type d’ouvrages les ruptures (« sens rompus »), le « sublime », un « style impétueux » et des « images audacieuses », tel ce panache blanc fixé au chapeau du roi et qui se trouve transformé en astre, en un mot tout ce qu’il appelle des « excès pindariques »,

ces endroits merveilleux où le poëte, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même, évitant avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens qui ôteroient l’âme à la poésie lyrique. […] [Comme dans « le sublime des Psaumes de David »] il y a beaucoup de ces sens rompus, qui servent même quelquefois à en faire sentir la divinité. […] Ce prétexte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art. […] [La manière de Pindare est] pleine de mouvemens et de transports, où l’esprit par[aî]t plutôt entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison.

Boileau théorise pour l’ode un désordre réglé. Quand il loue « ces endroits merveilleux » où le poète « rompt… la suite de son discours », il érige le « sens rompu » (anacoluthe, aposiopèse, brusques parataxes, etc.) en signe d’enthousiasme : non pas faute de logique, mais mimétique d’un esprit « hors de soi ». De là le paradoxe programmatique : « pour mieux entrer dans la raison, sortir… de la raison ». Boileau desserre l’ordre méthodique (enchaînements déductifs) au profit d’une raison poétique, faite de sauts et d’éclats, mais qui demeure signifiante : le désordre est expressif, jamais gratuit.

Ce cadre s’adosse à un modèle scripturaire : le « sublime des Psaumes » offre des « sens rompus » semblables à ceux de Pindare où l’interruption, l’invocation, la bifurcation d’adresse marquent l’empreinte du divin, selon le modèle longinien du sublime défendu par Boileau dans son Traité. Le rapprochement entre Pindare et David suggère que le sublime pindarique, comme celui de David, ont partie liée avec le sacré. En imitant le poète grec, Boileau espère retenir dans ses vers quelque chose de la puissance efficace du Verbe divin. Le lien consubstantiel entre sublime et transcendance sacrée, sur lequel insiste Boileau en mettant en exergue dans son Traité l’exemple biblique du Fiat lux pris par le pseudo-Longin1 , n’a guère de chance de séduire une poétesse épicurienne et matérialiste. L’hostilité de Deshoulières au sublime, qui remonte à l’épisode de la Chambre sublime2

L’ode elle-même est tout entière régie par un imaginaire héroïque ou, si l’on veut, « diurne » :

Namur, devant tes murailles
Jadis la Grèce eut vingt ans
Sans fruit vu les funérailles
De ses plus fiers combattans.
Quelle effroyable puissance
Aujourd’hui pourtant s’avance,
Prête à foudroyer tes monts !
Quel bruit, quel feu l’environne !
C’est Jupiter en personne,
Ou c’est le vainqueur de Mons. (strophe 6)

Après un récit guerrier retraçant les étapes des combats, à la gloire de la France, l’ode se termine avec une pique destinée à Perrault, sur une exaltation par le poète lui-même de sa propre voix. Il est animé par « Phébus », « rempli de ce dieu sublime« , « hardi », « sur le Parnasse »

Pour moi, que Phébus anime
De ses transports les plus doux,
Rempli de ce dieu sublime,
Je vais, plus hardi que vous,
Montrer que sur le Parnasse […]

Namur entremêle invocations, mythologie et images cosmiques (Jupiter, Mars, comète, foudre). Le poète hyperbolise le théâtre du siège, dans une visée héroïque sans ambiguïté : célébrer la victoire comme telos de la guerre, dans un haut style où l’ivresse sacrée et la grandiloquence sont des preuves d’élévation. Nous sommes loin des aspirations à la paix, à la mesure et au bonheur privé qui affleurent partout dans les éloge de Deshoulières : celle-ci ne cède jamais à la tentation d’un tel foudroiement. Là où Boileau dramatise et poétise les « bombes »3 , Mars et Jupiter, la poétesse désamorce au contraire la rhétorique du « ravissement » au profit de vertus accessibles. L’argument épique devient instrumental : pour Deshoulières, la victoire vaut si, et seulement si, elle reconduit les conditions du bonheur terrestre (c’est-à-dire la tendresse, la douceur, la paix et les principes d’une sociabilité apaisée et propre au loisir), non parce qu’elle enlève « comme un foudre ». Deshoulières au contraire assèche le spectaculaire grandiose, substituant le tendre à la fureur, préférant la conversation familière aux « sens rompus », les images naturelles aux métaphores recherchées comme le panache-comète. L’amenuisement qui caractérise la poésie de Deshoulières n’est donc pas signe d’impuissance ou de frivolité mondaine : il procède d’une stratégie consciente qui soumet l’éloge à un horizon social, cohérent avec l’ensemble du recueil où coexistent à côté des panégyriques des pièces d’agrément, aussi bien que des poèmes à caractère moral voire religieux. On le perçoit à travers cette comparaison : le but de la poétesse est bien de substituer une logique du bien commun et du plaisir mesuré à la stupeur sublime dont Boileau s’est fait le promoteur depuis 1674. Autrement dit, ce qui pourrait passer pour mièvrerie relève d’un choix de doctrine, ligne de crête exigeante, tenue avec constance de pièce en pièce, pour éviter les extrêmes. C’est la leçon d’Horace bien comprise : les poèmes encomiastiques de Deshoulières peuvent se lire comme un ars poetica et un ars vivendi. Namur réalise certes le « beau désordre » qu’énonce le Discours, dans la langue haute du tonnerre héroïque qui espère trouver le secret de la langue divine, le « sublime » des psaumes davidiques. Au contraire, les stances « sur les victoires » en renversent l’énergie au profit de la paix et ramènent ainsi l’éloge au vivable. L’adoption du style moyen n’équivaut pas au choix de la tiédeur : il correspond à une discipline et à un idéal humain. Le moyen n’est d’ailleurs pas facile : il implique la netteté syntaxique, l’allègement rhétorique, la maîtrise discrète des effets, le souci des vérités humbles. Il est une forme de grandeur sans emphase.

Ajoutons que les techniques d’édulcoration ou du moins d’adoucissement employées par la poétesse correspondent aussi à un contexte historique de mutations du goût qui marque la fin de siècle. Celles-ci condamnent comme archaïque le style pindarique que recherche Boileau, au profit d’une montée du « rococo », dont Jean Starobinski avait montré l’importance essentielle dans les arts décoratifs mais aussi dans bien des aspects de la culture du XVIIIe siècle4 . Dans L’Invention de la liberté, Starobinski décrit l’avènement d’une culture du sentir, du plaisir, de la sensibilité, et l’émergence d’un style rocaille fondé sur la sinuosité et l’agrément, un monde où le primat passe du grand pathétique à la modulation et à la grâce.  Au sens strict d’histoire de l’art, le rococo désigne un style européen caractérisé dans les arts décoratifs surtout par la fantaisie ornementale, les lignes courbes, les guirlandes, l’arabesque ; en peinture, l’invention des fêtes galantes chez Watteau en fixe un imaginaire de jardins, de jeux amoureux, de pastorale théâtralisée et d’intimité élégante.

Le rococo est une notion délicate à employer, tout particulièrement en littérature, comme le suggère Floriane Daguisé dans un article très mesuré sur la question5 , mais qui peut malgré tout être utile à la compréhension de la poésie de Deshoulières. Celle-ci vécut au prélude de cette tendance, mais sa poésie possède précisément ces traits qui plairont tant à ses lecteurs du XVIIIe siècle. Elle préfigure ce style par une poétique de la grâce légère, du petit format, du printanier et du badin, qu’on retrouve plus tard dans les fêtes galantes. On repère dans les textes certaines mignardises (Amarillis est « libre, mignonne, et pleine d’agréments »), une prédilection pour la « grâce » (p. 115) et la douceur, une sensualité un peu molle (« Ecouter sur un lit de fleurs et de verdure / Un Amant qui ne déplaît pas », p. 282), l’ambiance de fêtes galantes (« Que le vin coule… / Qu’on lance… de si vives étoiles », p. 198) et bien sûr la série épistolaire des chats et des chattes, souriante et frivole. Tous ces éléments manifestent un goût qu’on affectionnera plus tard, et qui explique le succès dont put jouir au XVIIIe siècle la poésie d’Antoinette Deshoulières6 .

Le rococo, utilisé avec précaution, non comme catégorie essentialisée mais comme notion-outil heuristique, et débarrassé des connotations péjoratives qui lui ont longtemps été attachées, peut aider à rendre compte du régime de sensibilité et d’écriture qui caractérise la poétesse au programme : l’affectation de légèreté, l’ornementation, le choix de forme comme le caprice, les décors bucoliques ou l’adoption des codes de la galanterie. Dans cette perspective, la poétique de a la « demi-teinte » qui peut servir à définir l’écriture de Deshoulières ne saurait être interprétée comme une faiblesse mais comme l’actualisation d’un nouveau système de valeurs sensibles : on troque désormais volontiers la quête jupitérienne de verticalité et les coups de tonnerre (ou de bombes) contre la douceur horizontale d’un climat humain.

La tradition des salons fournit à Deshoulières les outils (conversation, pointe, « négligence ») qui déjouent l’emphase et la poétique de l’enthousiasme ordonnée à une conception métaphysique et religieuse de la poésie ; son épicurisme lui donne la raison de s’y tenir : préférer la lucidité et l’ataraxie aux hauteurs fictives du furor et de l’hypsos. Le sublime boilévien n’est pas tant combattu de front que systématiquement asséché par une poétique de la mesure, de la familiarité, de la conversation continue et « pédestre », aussi opposée que possible aux « sens rompus » censés manifester un « transport » venu du Ciel.

Le « sonnet burlesque » contre la Phèdre de Racine exhibe la volonté d’entamer le haut style à l’antique par le recours au registre bas et comique : « Une grosse Aricie, au cuir rouge, aux crins blonds… ». En parfait contrepoint au sublime boilévien (p. 413-414), la poétesse met à nu le hiératisme solennel d’un tragique trop sérieux, et de plus desservi par une incarnation sur scène qui suffit à dévaluer son ambition. Le jeu est risqué, et finit même en bastonnade, dit-on, pour Boileau qui avait cru devoir répondre à Nevers et ses amis ; mais ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il est révélateur d’un contre-sublime satirique destiné à faire date, le sonnet étant souvent publié en annexe des éditions de la tragédie de Racine. A la pompe du sublime, Deshoulières préfère la simplicité des ruisseaux, et se donne pour seule ambition de « peindre au naturel » (p. 92)

Echapper au piège boilévien

Deshoulières relève un défi complexe : désublimer le lyrisme sans rabaisser la poésie. Elle assume les formes galantes héritées des salons, mais récuse la sacralisation littéraire : pas de furor, pas d’immortalisation sur le Parnasse, pas de « feu » mystique. La dignité poétique, chez elle, ne vient pas d’un ailleurs inqualifiable, mais d’une immanence : justesse d’observation, éthique de mesure, clarté, conversation. Elle teste les topoï (pétrarquisme, pastorale, éloge) pour en montrer l’appareil et les reconduit au vrai : le cycle des saisons, la vanité de la gloire, l’égalité devant la mort, les petits savoirs des animaux. Dans les pièces « hautes », elle garde l’élévation en laisse, bien gardée par les exigences de modestie, d’utilité et de vraisemblance. Ainsi, loin d’être billets doux, ses poèmes démontrent qu’un style moyen discipliné peut porter une haute idée de la littérature : une grandeur de tenue plutôt que d’emphase.

  1. Nous nous permettons de renvoyer à cette page pour les détails sur cette question. []
  2. Voir ici et la lettre de Bussy-Rabutin. []
  3. « Et les bombes, dans les airs / Allant chercher le tonnerre, / Semblent, tombant sur la terre, / Vouloir s’ouvrir les enfers », Boileau, « Ode sur la prise de Namur« , strophe X. []
  4. Jean Starobinski, L’Invention de la liberté. 1700-1789, Skira, 1964. []
  5. Floriane Daguisé, « De l’usage du rococo dans la critique littéraire dix-huitièmiste », Dix-Huitième Siècle, 2018, 18, https://shs.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2018-1-page-615?lang=fr . []
  6. Voir Kim Gladu, « Le débat sur le style pastoral au XVIIIe siècle : Madame Deshoulières, modèle de l’élégiaque galant », art. cit., https://www.erudit.org/fr/revues/tce/2015-n109-tce02654/1037386ar.pdf . []

« D’arcs, de médailles, de statues » (p. 340) : vanité du monument

En démystifiant les fausses vertus héroïques, en prônant la paix et en condamnant l’ambition et les rêves de gloire, Deshoulières affirme une éthique voire une métaphysique, mais dont les conséquences poétiques sont immédiates. Le décapage de la morale héroïque ruine en effet le socle de la poésie de célébration, et c’est ainsi tout un pan de la tradition lyrique que Deshoulières délégitime en attaquant, dans une perspective chez elle nettement épicurienne, les finalités réputées nobles de la poésie thuriféraire : chanter la gloire, assurer l’immortalité à son objet et, par contrecoup, au poète qui le célèbre. Un poète chrétien pourrait donner la pleine mesure de son talent encomiastique en substituant une figure divine au monarques humains, mais quand bien même, elle ne serait « dans le fond pas impie », une poétesse matérialiste n’a pas cette ressource.

« Exegi monumentum« 

Parmi les genres poétiques, c’est en particulier la vocation de l’ode que vise la poétesse : l’ode qui, depuis Pindare, assume la charge de la mémoire publique. Dès le temps de la Grèce archaïque, le chant de victoire (« épinicie » ou « chant épinicien ») fixait le nom des vainqueurs et de leurs cités, promettant qu’un kleos, c’est-à-dire une « gloire », survivrait à l’usure du temps : «  δ᾽ ἀρετὰ κλειναῖς ἀοιδαῖς χρονία τελέθει », littéralement : « la vertu se maintient durable par des chants glorieux », Pythiques, III, v. 202). Autre exemple, dans les Néméennes :

« Mille objets divers excitent nos désirs ; mais l’athlète vainqueur dans les jeux solennels ne soupire qu’après nos hymnes, qui accompagnent son triomphe et célèbrent sa gloire. Enflamme donc mon génie, ô fille de ce dieu puissant qui règne dans les profondeurs de l’Olympe ! (Pindare, Néméennes, III, trad. Ernest Falconnet)

Bientôt, cette mission s’est doublée d’une économie proprement poétique où le poète, en offrant l’immortalité aux autres, la conquiert aussi pour lui-même. Horace en a donné la formule canonique (Odes, III, 30) :

Exegi monumentum aere perennius
regalique situ pyramidum altius,
quod non imber edax, non aquilo impotens
possit diruere aut innumerabilis
annorum series et fuga temporum.
Non omnis moriar, multaque pars mei
vitabit Libitinam
J’ai élevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l’Aquilon ne pourront détruire, ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre.

Non omnis moriar : le motif sera largement repris par la Renaissance française. Ainsi Ronsard transpose-t-il dans sa langue l’exegi monumentum, certain d’accéder par ses odes à l’immortalité :

Tousjours, tousjours, sans que jamais je meure,
Je voleray tout vif par l’univers,
Eternisant les champs où je demeure,
De mes lauriers fatalement couvers, (Ode « A sa Muse », 1587)

Un peu plus tard, Malherbe se flattera d’offrir à son souverain un monument inaltérable : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement », clausule qui traduit cette conviction que le poème est un instrument de durée pour les rois, à qui il offre à la foix un tombeau et un trophée1 .

Qu’avec une valeur à nulle autre seconde,
Et qui seule est fatale à nostre guérison,
Votre courage, meur en sa verte saison,
Nous ait acquis la paix sur la terre et sur l’onde ;

Que l’hydre de la France, en revoltes feconde,
Par vous soit du tout morte ou n’ait plus de poison,
Certes, c’est un bon-heur dont la juste raison
Promet à vostre front la couronne du monde.

Mais qu’en de si beaux faits vous m’ayez pour témoin,
Cognoissez-le, mon Roy, c’est le comble du soin
Que de vous obliger ont eu les Destinées.

Tous vous savent louer, mais non également ;
Les ouvrages communs vivent quelques années.
Ce que Malherbe écrit dure éternellement.

« Les grands crimes immortalisent » : Les « Réflexions morales » comme tombeau des tombeaux

Les « Réflexions morales » (p. 339) commencent par mimer le programme de la célébration poétique pour mieux le retourner. L’ekphrasis du portrait par la « savante Chéron »2 réactive d’abord les lieux communs de la gloire posthume (« plaire et durer toujours », « la race future connaîtra »). Le portrait de la célèbre peintre offrira à la poétesse l’immortalité rêvée, en une image idéalisée débarrassée des traces de sa maladie. De peintre à poète, il n’y a pas loin, en vertu de l’adage horatien d’une équivalence entre ces deux arts (« ut pictura poesis« , Art poétique, v. 361) : en chantant le pouvoir du pinceau de Chéron, c’est aussi la puissance de sa propre plume dont elle paraît faire ici l’éloge, mais pour l’interrompre aussitôt formulé.

Au bout de quelques vers en effet, l’élan s’arrête, l’auto-célébration de l’art se heurte à une brutale désillusion (« Fol orgueil ! »), fondée sur un constat anthropologique, l’universalité d’un narcissisme qui nous aveugle (« L’amour-propre est toujours le plus fort », p. 340). Deshoulières semble ici retrouver les accents des moralistes, dont la dénonciation de l’amour de soi était le leitmotiv : nous en avons parlé dans le billet précédent. Ce que l’ode érige depuis toujours en fin dernière, la transmission d’un nom destiné à traverser les âges, se trouve requalifié en « agréable erreur » de l’amour-propre : vouloir se soustraire à la mort en laissant de soi un bruit chez les vivants. Le renversement est double.

  • D’une part, la poète substitue au futur chimérique de la gloire le seul bien réellement désirable, le présent du vivre (« nous perdons le présent, ce temps si précieux, le seul bien qui nous appartienne »).
  • D’autre part, elle exhibe la machinerie matérielle de la mémoire par une litanie dépoétisante (« Obélisques, Portraits, Arcs, Médailles, Statues, Villes, Tombeaux, Temples, Palais ») : sous l’auréole de l’éternité, de tels monuments ne sont que des dispositifs d’orgueil, d’argent, et d’ordre, de simples objets, blocs de marbre vidés de sens et de substance.

Plus profondément, la fonction morale de la mémoire est neutralisée. Le « Temple de Mémoire » enregistre indifféremment Pénélope et Médée, Titus et Néron : aux yeux de la postérité, « Les grands crimes immortalisent / Autant que les grandes vertus ». L’exemplarité de l’ode, dont la mission était de magnifier les vertus et, en négatif, de condamner les vices, échoue dans sa mission. Même la concession équitable (« ces espérances ont parfois servi de frein aux passions »), plus ou moins inspirée de La Cité de Dieu ( « Verum tamen qui libidines turpiores fide pietatis impetrato Spiritu sancto et amore intellegibilis pulchritudinis non refrenant, melius saltem cupiditate humanae laudis et gloriae non quidem iam sancti, sed minus turpes sunt« , « Et cependant, quand on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner ; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. », Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre V, chapitre XIII. )) est aussitôt contrebalancée par l’énumération des forfaits enfantés par le désir d’une gloire immarcescible :

Combien d’impostures, De Sacrilèges, d’attentats,
D’erreurs, de cruautés, de guerres, de parjures,
A produit le désir d’être après le trépas
L’entretien des races futures !

Alors qu’Horace se promettait de « ne pas mourir tout entier » (ou lorsque Ronsard  espérait ne pas mourir du tout), ici au contraire, la contre-scène infernale (sur les bords du Cocyte, « on n’entend rien ») ôte à la gloire son sujet. La renommée ne réjouit pas les morts, elle n’enrichit que des « indignes neveux » et des « discours pompeux » ou pompiers. La soif d’une gloire creuse acquise post mortem se révèle en réalité asservissement voire addiction ici et maintenant : dès à présent, elle « dévor[e] les cœurs » et dissipe le seul capital légitime, le temps vécu. La leçon est ici très évidemment orientée par l’héritage de Lucrèce, comme l’a montré Gerdes : la « dés-immortalisation » de la poésie chez Deshoulières n’est pas un simple mot d’humeur, c’est la conséquence directe d’un épicurisme tempéré, qui tolère le bien-fondé d’une gloire limitée, mais refuse sa transmutation en mythe posthume. Le souci du « repos », forme mondaine de l’ataraxie du sage épicurien, invite à une humilité qui détourne de la poursuite de la gloire : c’est le cœur de la démonstration de Nan Gerdes consacrée précisément aux vertus « post-héroïques » chères à Deshoulières3 .

Reste un dernier point, une porte étroite mais décisive : si la poétesse refuse la commémoration monumentale, elle accepte en revanche la mémoire affective et le souvenir de l’amicitias, autre vertu épicurienne, « regrettés par nos amis »4 . Ce qui demeure, ce n’est pas le « bronze » ou le « marbre » (p. 308), c’est le lien. La fin, d’une ironie lucide, scelle la leçon : la voix se surprend contaminée par la même vanité qu’elle censure (« Moi qui la condamne [la vanité] ait peine à m’en défendre… Ce portrait… me remplit malgré moi de la flatteuse attente »). Cet aveu n’invalide pas le propos ; il l’authentifie et en prouve l’universalité, car personne n’y échappe, et l’on retrouve, ici encore, la leçon des moralistes craignant d’être aveugles aux maux qu’ils dénoncent chez les autres. À la liturgie héroïque du « monument plus durable que l’airain », le poème oppose une éthique de la tempérance, qui privilégie le goût du présent, manifeste une retenue sceptique devant les fictions de l’éternité, et porte le soupçon sur l’économie des signes de gloire. Ainsi, l’ode commémorative se trouve sapée sans éclat polémique : par dessillement, selon une méthode chère à ceux qu’on appelle « les moralistes », et pratiquée avec brio par La Rochefoucauld. Le chant ne promet plus de sauver le nom du naufrage ; il apprend, si l’on ose ici paraphraser un slogan de Mai 68, à ne pas perdre sa vie à vouloir la sauver. Au lieu de la montée sublime promise par l’ode, la pièce reconduit à une sagesse du présent, l’“utile” du vivre-bien contre l’inquiétude d’un futur chimérique.

Les « Réflexions morales » ne laissent pas de détonner dans une œuvre qui comporte un fil encomiastique si fort. L’ouvrage charrie bien des textes de célébration et de circonstance : épîtres et odes au Roi, idylles dynastiques (par exemple sur la naissance du duc de Bourgogne), pièces sur la santé ou les victoires de Louis, etc., autant de lieux attendus de mémoire publique et d’élévation des « grands ». Deshoulières affiche même une posture double qui assume l’alternance du registre officiel et du loisir galant : « Seule au bord des ruisseaux je chante sur ma lyre, / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans ». Or, les « Réflexions morales » viennent miner de l’intérieur la téléologie traditionnelle du grand lyrisme, qui tend à commémorer, à faire durer, à immortaliser. L’effet de résonance voire de dissonance dans le volume est net. Les poèmes de louange demeurent (et participent à la construction d’une persona d’autrice capable d’occuper l’espace de l’éloge officiel), mais ils sont les textes les moins appréciés des recueils, et surtout des pièces à lire sous le contre-jour d’une poétique de la mesure qui en assèche l’héroïsme rhétorique. La même poète qui peut chanter le Dieu des Guerriers s’emploie ailleurs à dégonfler la fiction d’immortalité : la commémoration n’est plus un absolu, mais un usage social soumis à l’épreuve du vrai, du vraisemblable et du présent vécu. D’où un clair-obscur de lecture : les morceaux d’apparat fonctionnent, dans notre édition, comme un plan lumineux que les « Réflexions morales  » viennent traverser d’un contre-rayon sceptique, rappelant que la gloire est simultanément moyen de police des mœurs et mirage passionnel, dans une perspective paradoxalement fidèle à la fois aux leçons de l’épicurisme et du sévère christianisme augustinien. On comprend mieux, enfin, que cet effet dépende aussi de la mise en recueil et de l’architecture de notre édition : l’ordonnance voulue en 1688 a été reprise puis troublée dans les éditions postérieures, la partie encomiastique s’insérant désormais dans un ensemble où les textes de sagesse et de loisir rééquilibrent, voire déjouent, l’attente d’un grand lyrisme de célébration. Autrement dit : l’effet produit par la mise en recueil expose la machine de la gloire, et la débraye dans le même mouvement.

  1. « Au Roy [Louis XIII] », 1624, in Œuvres poétiques, texte établi par Prosper Blanchemain, E. Flammarion, Librairie des Bibliophiles, 1897, p. 242. []
  2. Élisabeth-Sophie Chéron (1648-1711) était une artiste peintre, mais aussi poétesse et traductrice, membre de l’Académie royale de peinture depuis 1672, p. . []
  3. Voir Nan Gerdes, « Epicurean Virtues for a Post-Heroic Age ? Tracing the Critique of Heroism in Antoinette Deshoulières’ Poetry and Drama », in C. Franzén, & J. Vernqvist (Eds.), Body, Gender, Senses : Subversive Expressions in Early Modern Art and Literature, De Gruyter, 2024, p. 77-98, https://doi.org/10.1515/9783110799330005 []
  4. « Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα, πολὺ μέγιστόν ἐστιν ἡ τῆς φιλίας κτῆσις », « maxime principale » rapportée par Diogène Laërce, livre X sur Epicure : « De tout ce que la sagesse nous procure pour le bonheur de la vie entière, le plus grand bien est la possession de l’amitié ». []

Hypothèse générale de lecture

La poésie de Deshoulières paraît perméable à toutes les influences : celle des ruelles, d’abord, et particulièrement de la Chambre bleue dès longtemps disparue ; celle des moralistes, ensuite, tout imprégnée d’accents augustiniens ; celle de la pastorale, surtout, avec ses moutons et ses bergères, qui firent les beaux jours du roman d’Honoré d’Urfé, trois quarts de siècle plus tôt.

Peut-on s’aventurer au-delà de cette image finalement assez frivole que donnent peut-être, à la première lecture, les vers de Deshoulières ?

Et si, loin d’être un creuset d’influences, ou un simple témoin, fût-il particulièrement virtuose, de pratiques d’écriture salonnières, Deshoulières était une poétesse originale et littérairement ambitieuse, comme le pensaient ses contemporains unanimes ? Si la simplicité et le naturel parfois prosaïque de ses vers étaient non le signe d’une impuissance à s’élever, mais un choix et une ascèse ?

Tel est le pari de ce carnet : montrer que la conversation mondaine, la pastorale, l’éloge (même royal) et les paraphrases chrétiennes sont pour Deshoulières des masques, ou mieux des matrices d’énonciation qui lui permettent de refonder un lyrisme « moderne ». Pleinement engagée dans la Querelle, résolument hostile au sublime clinquant et tapageur des Anciens dont Boileau se pose en champion, l’habituée du Mercure galant choisit la haute exigence d’un style moyen, non par tiédeur, mais comme manifestation d’une éthique difficile sous ses dehors d’aisance et de sprezzatura.

C’est en Horace moderne, plus fidèle que Boileau au principe de l’aurea mediocritas que Deshoulières désublime la lyrique pétrarquiste, recadre l’éloge et déplace le religieux vers une sagesse terrestre. Joindre « l’utile au doux », oui, mais par une prosodie nette et une poétique cohérente, où rien n’est décoratif ni laissé au hasard.

En manifestant une prédilection pour les genres dans lesquels s’est illustré le poète latin (odes, épîtres, « épîtres chagrines » à défaut de satires), Deshoulières élabore une philosophie pratique d’inspiration épicurienne et résolument matérialiste, « dis/simulée » sous les dehors d’une mondanité inoffensive et pastorale. En posant le primat du présent sur la gloire posthume, en désamorçant par le badinage les passions tristes et l’esprit de sérieux, en dégonflant les  vieilles baudruches du lyrisme, dernier repaire du Ciel, la lyrique de Deshoulières constitue une pédagogie visant à l’eudémonisme : elle est la composante essenielle d’un art de vivre fondé sur le plaisir réglé et la lucidité. Pour le dire autrement :  Deshoulières offre à lire une poésie du bonheur, ici et maintenant.

Démolition (épicurienne) du héros

Deshoulières n’a certes pas le monopole des attaques contre l’honneur, l’héroïsme et les vertus guerrières. La seconde moitié du XVIIe siècle est marquée par un recul de la morale aristocratique : après l’échec de la Fronde (1648-1652), le roi se réserve désormais pour lui-même toute la gloire, aussi le désenchantement gagne-t-il la noblesse. De nouveaux idéaux moraux se substituent au modèle du soldat courageux : au chevalier se substitue un nouveau type, l’honnête homme. Le panache guerrier et chevaleresque d’un Rodrigue cède la place aux qualités de mesure, de discrétion, et de modestie. Philippe Sellier écrit1 :

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle s’est développée une critique corrosive de la conception traditionnelle de l’héroïsme. En France, un Pascal et un La Rochefoucauld participent à cette « démolition du héros »2 . Le tournant le plus net est pris avec Les Aventures de Télémaque (1699), où Fénelon – un archevêque –, tout en maintenant les exploits classiques (lutte contre le monstre, combats singuliers), fustige les héros épris de violence comme des « fléaux du genre humain » ; l’idéal devient le sage politique, pacifique, créateur de cités harmonieuses.  

« Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères » (p. 105)

On explique en général cette crise de l’héroïsme par :

  • l’écrasement des dernières révoltes nobiliaires ;
  • l’influence de la société de cour qui privilégie l’art de vivre ensemble à la valorisation de la prouesse ;
  • la place du christianisme augustinien, prompt à exprimer sa méfiance envers l’orgueil et la superbe. Dans le sillage de l’Ecclésiaste, les chrétiens considèrent que
    • la gloire humaine est vanité, « vanité des vanités », « Vanitas vanitatum » selon la formule de l’Ecclésiaste (1, 2) reprise sous toutes ses formes aussi bien par Pascal que par Bossuet ;
    • et à la suite de La Cité de Dieu, que l’honneur n’est qu’un théâtre d’illusions (Augustin appelle à « l’éradication de l’amour des louanges humaines », puisque « toute la gloire des justes est en Dieu », Cité de Dieu, V, 14).

D’où le climat « moraliste » des années 1650-1680 : Jacques Esprit dissèque la vanité des grandeurs instituées (La Fausseté des vertus humaines, 1678) ; La Rochefoucauld met à nu l’amour-propre qui se déguise en courage, générosité, sens de l’honneur ; il consacre à l’amor sui, traqué déjà par Augustin comme racine des maux, la première maxime supprimée :

« l’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens… »

Même dénonciation du narcissisme chez Pascal (Pascal, Pensées, Le Livre de poche, édition Sellier, fr. 743. )) : « La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi, et de ne considérer que soi ».

On retrouve en apparence cette basse continue chez Deshoulières, et on aurait tôt fait de voir dans l’interlocutrice de La Rochefoucauld (p. 241) un double féminin du moraliste :

« l’amour propre en nous est toujours le plus fort,
Et malgré les combats que la sagesse livre,
On croit se dérober en partie à la Mort
Quand dans quelque chose on peut vivre… » (p. 340)

Mais ce masque de conformisme moral chrétien peut cacher, ou “dis/simuler” (Cavaillé) une autre raison, moins avouable, mais plus fondamentale chez Deshoulières, de suspecter la gloire : l’enseignement de Lucrèce, qu’elle reçut de Dehénault et auquel elle fut sensible. L’épicurisme n’est pas un mode de pensée moins puissant que le christianisme augustinien pour expliquer la démolition du héros dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Deshoulières joue à dessein de la proximité apparente entre les analyses  

Dans le livre III du De Natrura rerum, Lucrèce démontait en effet déjà très méthodiquement l’imaginaire de la fama et des honores, bien évidemment sans aucun écho chrétien. Chez le poète latin, renommée et honneurs ne sont pas des biens, mais des symptômes d’anxiété, faibles remparts contre la peur de la mort. Ils répondent au besoin d’exister et de se perpétuer symboliquement dans l’imagination des hommes, à défaut de pouvoir vivre toujours. Lucrèce relie directement honneurs et pathologies de l’âme : « avarities et honorum caeca cupido » poussent les hommes à franchir les limites du droit, à tramer des crimes, jusqu’à la guerre civile (III, 59-73.

Denique auarities et honorum caeca cupido,
Quae miseros homines cogunt transcendere fines
Iuris et interdum socios scelerum atque ministros
Noctes atque dies niti praestante labore
Ad summas emergere opes, haec uulnera uitae
Non minimam partem mortis formidine aluntur.

Et l’aveugle désir de richesse et d’honneurs,
Poussant les malheureux à transgresser le droit
Et parfois serviteurs et complices du crime,
À tâcher nuit et jour d’atteindre à l’opulence
Par d’intenses labeurs : ces plaies de la vie,
C’est la peur de la mort qui surtout les nourrit. (trad. Ariel Suhamy)

L’appétit d’honores corrompt, loin d’élever : il est le fruit d’une crainte mal guérie (III, 63-69). On retrouve le même nerf satirique dans l’attaque contre la gloire posthume : les hommes avides de gloire « Intereunt statuarum et nominis ergo », « périssent pour des statues et pour le nom » (III, 78) ; certains sont aveuglés jusqu’au point paradoxal qu’ils en viennent à haïr la vie et à se donner la mort, oubliant que la racine de leurs tourments est précisément la crainte de mourir (III, 79-86). La tonalité est identique chez Deshoulières, dans ses Réflexions morales : 

Il n’est chagrin, travail, danger, adversité,
À quoi les mortels ne s’exposent
Pour transmettre leurs noms à la postérité   ! (p. 340)

Se gâcher l’existence pour tenter de survivre dans la mémoire des hommes, il n’est pas plus grand ridicule, estime la poétesse, mais cette contradiction est au fond tragique. Les « Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité » démontent l’illusion même de survivre par la gloire : croire « se dérober en partie à la Mort » (p. 340) par quelque voie que ce soit est une « agréable erreur » qui nous fait perdre « le présent, ce temps si précieux ». Cet argument est un calque de l’argumentaire anti-fama lucrétien : l’avenir chimérique vole la jouissance du hic et nunc.

Mais quand nous descendons dans ces demeures sombres
La gloire ne suit point nos ombres,
Nous perdons pour jamais tout ce qu’elle a de doux 
Et quelque bruit que le mérite
La valeur, la beauté, puisse faire après nous,
Hélas ? on n’entend rien sur les bords du Cocyte ! (p. 341)

Deshoulières considère l’éternisation par le nom avec une ironie sourde parce que, en disciple de Lucrèce, elle sait que l’immortalité symbolique ne guérit rien : elle masque la peur et détruit la cité plus qu’elle ne l’édifie.

« Mourir n’est pas le plus grand des malheurs » (p. 171)

Le coup de grâce doctrinal intervient à la fin du livre III du De Nature rerum. Le cœur de la démonstration tombe comme un couperet, traduit  directement d’Epicure : « Nil igitur mors est ad nos« ,  « la mort, donc, n’est rien pour nous » (III, 833-872)3 . Si, une fois dissous, nous ne sentons plus rien, aucune renommée future ne pourra nous atteindre ; viser l’immortalité par la gloire est donc une erreur de perspective (III, 833-845, 867-872).

ubi non erimus, cum corporis atque animai
Discidium fuerit, quibus e sumus uniter apti,
Scilicet haud nobis quicquam, qui non erimus tum,
Accidere omnino poterit sensumque mouere,
Non si terra mari miscebitur et mare caelo.

quand nous ne serons plus, qu’âme et corps
Divorceront, rompant l’union qui nous forme,
Nous qui ne serons plus, rien, absolument rien
Ne pourra nous atteindre ni mouvoir nos sens,
Même si terre et mer, mer et ciel se mêlaient.

Le mépris de la mort, autre topos de la morale chrétienne, pourrait passer inaperçu à une lectrice ou un lecteur rapide. Pour un esprit religieux, c’est la Résurrection qui a fait perdre à la mort son aiguillon ; pensée comme passage, elle sert d’outil ascétique (memento mori) pour détacher des faux biens (richesse, gloire, panache guerrier). D’où la pédagogie des vanités et des oraisons funèbres : la contemplation de la fin corrige l’amour-propre, brise le divertissement, rend l’âme disponible au devoir de justice et de charité.

Ce n’est toutefois pas dans cette perspective qu’il faut lire le contemptus mortis tel que l’exprime Deshoulières : bien des indices textuels révèlent que la démystification de la mort relève moins d’un horizon sotériologique religieux que d’une thérapie épicurienne fondée sur l’apaisement des angoisses, un matérialisme tranquille et la valorisation du présent. C’est dans cet horizon qu’il convient de situer sa critique des honores et de la fama posthume, ainsi que sa politique de la paix. Le geste de désenvoûtement n’est pas sans similitude avec l’optique chrétienne, mais les motivations et la finalité sont tout autres.

Deshoulières démystifie la mort, comme processus naturel, non événement terrifiant, par exemple dans les Réflexions diverses, où le trépas apparaît naturalisé sous forme d’une décomposition continue du corps (« Il commence à mourir longtemps avant qu’il meure… Il périt en détail imperceptiblement », p. 191), ce qui en sape la charge d’effroi, de sorte que l’on retrouve non seulement l’argument en lui-même, mais l’effet lucrétien recherché par « la mort n’est rien pour nous ». La mort n’est plus un coup de tonnerre métaphysique, mais un nom qu’on donne à la dernière heure d’un processus déjà à l’œuvre. Un lexique matérialiste décrit la mort comme dissolution d’atomes remis en circulation dans le grand tout : « Que le corps se décompose… Et que toujours la matière / Infinie… circule dans l’univers », écrit la poétesse à La Rochefoucauld (p. 246), dans des vers très proches de ceux de Lucrèce :

Nunc igitur quoniam quassatis undique uasis
Diffluere umorem et laticem discedere cernis,
Et nebula ac fumus quoniam discedit in auras,
Crede animam quoque diffundi multoque perire
Ocius et citius dissolui in corpora prima,
Cum semel ex hominis membris ablata recessit ;

Puisque donc à présent, de vases qu’on secoue
On voit s’écouler l’eau qui partout se dissipe,
Comme aussi dans les airs la brume et la fumée,
Crois bien que l’âme aussi s’effuse et bien plus vite
Périt, plus prompte à se dissoudre en corps premiers,
Dès que du corps de l’homme elle s’est retirée (De Natura rerum, III, v. 434-439) .

La « substance » de l’âme se défait et « se disperse comme une fumée » dans l’air.  Le motif de la mortalité universelle, loin d’effrayer, fait  au contraire disparaître toute épouvante, mieux que ne le ferait une hypothétique survie post mortem : si tout est recomposition de matière, la mort est un changement « d’arrangements », non une catastrophe absolue. Ces échos permettent de lire la démystification de la mort par Deshoulières, et sa défiance consécutive envers la fama, comme une transposition mondaine et poétique d’une physique de la dissolution.

La relativisation des biens de la vie, lorsque la souffrance devient insupportable, est une autre raison d’origine épicurienne motivant le mépris de la mort.

La vie est-elle un bien si doux ?
Quand nous l’aimons tant, songeons-nous
De combien de chagrins sa perte nous délivre ?
Elle n’est qu’un amas de craintes, de douleurs,
De travaux, de soucis, de gênes.
Si nous voulons goûter ce qu’elle a de douceurs
De nos plaisirs on fait nos peines.
Pour qui connaît les misères humaines,
Mourir n’est pas le plus grand des malheurs. (p. 171)

Le dernier vers cité, on l’aura reconnu, n’est autre que la version formellement édulcorée par la grâce de l’euphémisme du nihil ad nos. Mais sur le fond, la leçon est la même. Le renversement de l’affirmation de la valeur de l’existence en acceptation de la mort (quand la vie n’offre plus rien d’agréable) rejoint la thérapie épicurienne : ce qui compte, ce n’est pas d’allonger la vie, mais d’en tarir les sources d’angoisse et de douleur qui la rendent misérable. Les grands suicides stoïciens et héroïques ne sont-ils pas, après tout, le résultat d’un simple calcul d’intérêt ?

Ces Grecs et ces Romains dont la mort volontaire
A rendu les noms si fameux
Qu’ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
Lors que de disgrâces suivie
Elle n’avait plus rien d’agréable pour eux.
Par une seule mort ils s’en épargnaient mille ;
Qu’elle est douce à des cœurs lassés de soupirer ! (p. 194)

La belle mort stoïcienne, le suicide comme chemin de liberté, n’a en réalité rien d’édifiant : elle n’est que le résultat d’une balance des peines et des plaisirs. La lecture est résolument épicurienne et anti-stoïcienne : une vie de tourments et de douleurs ne vaut tout simplement pas d’être vécue.

En somme, Deshoulières relaie le « nihil ad nos » épicurien par une série de gestes très cohérents :

  • vaincre la peur en naturalisant la mort (c’est-à-dire en la resituant dans un ordre naturel, essentiellement cyclique et saisonnier chez Deshoulières) et en la réduisant à un processus progressif de dispersion. C’est-à-dire qu’elle retire au trépas son prestige tragique ;
  • mesurer la vie au critère des peines et des plaisirs ;
  • dénoncer l’imposture de la gloire posthume qui nous vole le présent ;
  • inscrire toutes choses dans la circulation de la matière et la respiration cyclique de l’univers ;

Ces motifs font plus qu’évoquer Lucrèce : ils déclinent sa cure contre la peur en langue mondaine, jusqu’à transformer l’horreur de la mort en savoir-vivre du présent, édulcorant la formulation mais sans rien ôter à la puissance subversive de l’épicurisme matérialiste en contexte chrétien.

« À l’ombre des ormeaux, vivre et mourir en paix » (p. 453)

Même ambiguïté dans l’aspiration de Deshoulières à la paix et au repos. On pourrait aisément l’interpréter sous l’angle de la religion : le Christ déclare bienheureux les artisans de paix4 et les dévots du XVIIe siècle réorchestrent le vieux thème du contemptus mundi qui pousse les moines et les ermites à se retirer de la vie sociale pour vivre leur foi plus intensément, et souvent en communauté. Mais sous ces dehors de compatibilité chrétienne, l’aspiration au repos et à la paix est sans équivoque de tonalité lucrétienne chez Deshoulières.

Dans « La Solitude, idylle », la paix est d’abord associée au Jardin d’Epicure. Rien de plus éloigné des « affreux déserts » où se retirent les ascètes chrétiens que l’agréable solitude bucolique chantée par la poétesse :

Charmante et paisible retraite,
Que de votre douceur je connais bien le prix !
Et que je conçois de mépris
Pour les vains embarras dont je me suis défaite !
Que sous ces chênes verts je passe d’heureux jours !
Dans ces lieux écartés que la Nature est belle ! (p. 260)

Ces vers proposent un contre-modèle de la solitude chétienne. Certes, comme les ermites et les Pères du désert, Deshoulières s’écarte du monde bruyant des honneurs et des « vains embarras » de la vie sociale ; mais la finalité n’est plus l’ascèse ni l’épreuve d’un desertum conçu comme théâtre de pénitence : c’est l’otium horatien qu’elle espère, c’est-à-dire un temps rendu à soi, aux échanges mesurés, au vers, aux « innocents plaisirs ». Là où le désert patristique suppose une nature blessée qu’il faut mortifier, la « paisible retraite » suppose une nature hospitalière : ruisseaux, zéphyrs, ombre,  composent un milieu pacifiant qui dégonfle les passions. La solitude , délestée de tout sublime pénitentiel par le style moyen et conversationnel, constitue ainsi la meilleure propédeutique à l’ataraxie : la retraite est ici l’anti-désert héroïque. La paix apparaît dans cette pièce comme liée à l’ordre de la nature, harmonie spontanée et égalitaire qui rejoue la visée d’ataraxie d’Épicure : la communauté réglée par l’amour (et non par la force) institue un état sans crainte ni rivalité. Nan Gerdes cite le passage sur l’absence de « pouvoir tyrannique » et la formule « Tous les biens sont communs, tous les rangs sont égaux », qu’elle rapporte à une alternative épicurienne aux passions de gloire et de pouvoir5 . On est au plus près d’une politique des « effets pacifiques », la paix conçue comme égalité de jouissance, idéal que Lucrèce oppose aux « honores » et aux convoitises qui troublent la cité.

Dans cette peinture de la solitude, on retrouve à l’œuvre ici un double jeu comparable à celui de La Fontaine dans sa dernière fable, “Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire” : comme l’a montré Charles-Olivier Stiker-Métral, dans cet ultime poème du dernier livre, sous l’hommage allégué à Robert Arnauld d’Andilly, hermite « janséniste » de Port-Royal, le fabuliste masque les accents épicuriens de son évocation de la solitude6 .

Dans le portrait de Tircis (p. 90 sqq.), la poétesse dégonfle la virilité tapageuse et redéfinit la valeur à l’aune du repos, expression mondaine de l’ataraxie : « Et bien qu’il passe ici pour un Héros paisible… Il est fort paresseux, il aime le repos » (p. 94). La pointe oxymorique, mi-satirique, mi-programmatique, déplace la hiérarchie des vertus : un « héros » acceptable est un héros pacifié, qui aime moins la conquête que qu’une tranquillité toute horatienne.  Dans ce régime inversé de l’héroïsme, on s’illustre en vivant caché, conformément au principe d’Epicure, Λάθε βιώσας (« vis caché »)7 . Savoir jouir d’une existence simple, loin du fracas et de la course aux honneurs, n’a rien d’aisé, et  pourtant c’est cette quête-là seule qui confère une vraie gloire digne d’être poursuivie (« Par des sentiers secrets… Tircis cherche la gloire », p. 93). Ce renversement anti-héroïque de la prouesse est horatien dans le ton, mais doctrinalement épicurien : substituer la metriotes (les « assez » récurrents) au toujours plus qui alimente la cupiditas décrite par Lucrèce, c’est déplacer la valeur vers la modération sereine plutôt que vers l’éclat agressif.

Enfin, « Les Oiseaux », sur un thème proche des « Deux Pigeons » de La Fontaine, articulent plus nettement liberté et quiétude en maxime civique : « Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune… Vivre dans la contrainte est le plus grand des maux » (p. 189). La liberté n’est pas panache héroïque qu’on revendique, mais absence de domination, condition même d’une vie heureuse et sûre selon Epicure (autarkeia), transposable au politique autant qu’au domestique. La lecture de Nan Gerdes met en série ces maximes avec « l’état naturel » d’une société fondée sur la douceur, l’amour, la liberté et le partage des biens.

Pris ensemble, ces trois foyers montrent que, hors du registre royal et guerrier, Deshoulières chante la paix comme principe d’ordre et d’harmonie : une paix partagée (« La Solitude »), désérotisée et détachée du sublime (Tircis), associée à lé liberté (« Les Oiseaux »).

Dans ce cadre, la critique deshoulierienne de la renommée-fumée, sa préférence pour les plaisirs mesurés et la paix plutôt que les panaches belliqueux, prennent une coloration plus cryptée : sous le vernis galant et l’éloquence mondaine, sous la tranquillité d’un épicurisme de salon, sous l’apparence d’un discours chrétien, on reconnaît une position philosophique plus subversive, matérialiste et irréligieuse.

Le plus étonnant est que la poétesse, malgré ces dispositions pacifiques et anti-héroïques, ne renonce par à l’éloge. Elle le traite toutefois dans un mode mineur, pas foncièrement incompatible avec sa profession de foi libertine. C’est ce que nous verrons dans le billet suivant.

  1. Philippe Sellier, « Du héros guerrier au héros civilisateur », https://essentiels.bnf.fr/fr/focus/f7b994b5-bba8-4a41-9d93-10351b9efd0c-heros-guerrier-heros-civilisateur-1. []
  2. Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, 1948. []
  3. Voir Jean Salem, La mort n’est rien pour nous. Lucrèce et l’éthique, Paris, Vrin, 1998. []
  4. Matthieu, 5, 9. []
  5. Art. cit., p. 261-263. []
  6. Charles-Olivier Stiker-Métral,  » ‘Ainsi parla le solitaire’. Itinéraire augustinien dans les Fables de La Fontaine », La Solitude et les solitaires de Port-RoyalChroniques de Port-Royal, n° 51, 2002, p. 325-346. []
  7. En réalité, l’expression se trouve dans Plutarque. Voir Jacques Boulogne, Plutarque dans le miroir d’Epicure, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003. []

Blâme impensable, éloge impossible

Le rapport de Deshoulières à la lyrique encomiastique est tout aussi complexe que celui qu’elle entretient avec la lyrique amoureuse. Le terrain est ici particulièrement miné. D’une part, Deshoulières ne peut s’abstenir de l’éloge royal, et pour plusieurs raisons :

  • Pour des raisons institutionnelles : privilèges, pensions, passent par l’orbite royale. Son recueil s’adosse à un “Privilège du Roi” (Saint-Germain, 19 juin 1678), matérialité juridique d’une carrière d’autrice sous patronage.
  • pour occuper la place d’une grande poétesse, ou d’un grand poète, il lui faut se confronter avec l’une des plus hautes formes de poésie depuis Pindare, Depuis l’Antiquité, chanter les dieux et les princes, c’est tenir la lyre civique ; Deshoulières l’assume, jusqu’à écrire : “je chante… / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans”, double registre où l’officiel coexiste avec l’hédonisme.
  • parce qu’elle est engagée dans un face à face avec le roi dont elle attend qu’il reconnaisse son talent, la considérant par là digne de le louer. La consécration passe par le nom du souverain (“Le grand nom de Louis mêlé dans mes ouvrages […] les conduira sans doute à l’immortalité”, p. 99). Même si Deshoulières affecte de revendiquer pour ses vers le statut d’“amusements” salonnards, sous la modestie mondaine se lit le calcul de survie symbolique;
  • enfin, pour achever son autoportrait d’héritière d’Horace, rivalisant avec Boileau, dont le chef-d’œuvre, à ses propres yeux du moins, était l’Ode sur la prise de Namur. Bref, il lui faut pratiquer le genre encomiastique pour s’afficher en Horace moderne. L’éloge est attaché à la construction de sa figure auctoriale.

Mais comment chanter le « roi de guerre »1 sans renier ses principes et son art, lorsqu’on est épicurienne et pacifiste ? Par quels détours jouer le jeu de la morale héroïque lorsqu’on connaît l’inanité des honneurs, et lorsqu’on sait que la renommée n’est qu’une fumée ? Comment faire servir l’éloge royal à cette esthétique du plaisir mesuré à laquelle on aspire ? Les stratégies mises en œuvre rappellent, par leur complexité, et pour des raisons assez similaires, celles mises au point par La Fontaine, avec des effets assez comparables sur le sort politique du fabuliste-conteur et de la poétesse. Madame Deshoulières, explique Sophie Tonolo

eut toutes les peines du monde par la suite à obtenir une pension du roi, achevant son existence dans un état de très grand dénuement, alors même que ses contemporains célébraient son talent et la faisaient entrer dans le panthéon des auteurs. (p. 9)

Mais pourquoi cette mise à l’écart ? Parce que Deshoulières était une femme ? Ou parce que les modalités de l’éloge royal n’ont pas plu au souverain  ? Au demeurant, ces deux causes s’excluent-elles, ou se renforcent-elles ? C’est ce que nous allons nous demander dans les prochains billets.

  1. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, nouvelle édition, 2021. []

Revisiter Pétrarque : l’épître à Mademoiselle de La Charce

Dans le billet précédent, nous avons vu se dessiner un idéal de poésie qui renonce aux emballements métaphysiques pour s’accorder à la mesure d’une conversation sensible. Reste à savoir si, chez Deshoulières, cette inflexion n’est qu’un matérialisme de salon (un art aimable de dégonfler les grands mots, par impuissance ou par excès de délicatesse) ou manifeste l’esquisse d’un autre contrat lyrique, apte à reconfigurer les rôles amoureux, voire sociaux ? Autrement dit : la poétesse se borne-t-elle, dans sa poésie amoureuse, à désactiver le vieux pétrarquisme, ou travaille-t-elle, plus radicalement, à substituer au scénario néo-pétrarquiste de domination symbolique (valorisant, sous prétexte d’idéalisation, le sujet masculin parlant face à l’objet féminin muet) une poétique de l’égalité, de la réciprocité et de la tendresse partagée, ouvrant la voie à de nouveaux rapports entre les genres ?

Un pèlerinage littéraire

Les éléments de la rhétorique pétrarquiste sont répandus à travers tout le recueil au programme, mais le dialogue avec l’héritage de Pétrarque et la reconfiguration du pétrarquisme sont l’objet d’une pièce essentielle, l’épître à Mademoiselle de La Charce sur la fontaine de Vaucluse (p. 120-123), composée peut-être à l’occasion d’un pèlerinage littéraire en Provence (p. 120-123), mais la réalité historique d’un tel pèlerinage, incertaine, est pour nous ici de peu d’intérêt, car la fontaine est avant tout symbole et prétexte à poésie. Deshoulières, comme à son habitude, ne parle pas directement en son nom propre, mais prend ici le masque d’une bergère du Vaucluse qui filtre sa voix (v. 27), pour prononcer un éloge du couple mythique qui constitue aussi un manifeste poétique et éthique.

*

Vaucluse (Vallis clausa), près d’Avignon, est un lieu de retraite, ou plutôt d’otium literatum : c’est la vallée où se retire Pétrarque à partir de 1337 par intermittences, pour écrire et « vivre à l’écart » : sa maison donne sur la source de la Sorgue, dite « fontaine de Vaucluse ». La fontaine devient le locus amoenus récurrent de son œuvre italienne (le Canzoniere), le décor de son lyrisme. Le texte emblématique est la lirica 126,  « Chiare, fresche e dolci acque« , adressé aux eaux où Laure « descendait souvent », traditionnellement identifiées à la Sorgue.

Chiare, fresche et dolci acque,
ove le belle membra
pose colei che sola a me par donna ;
gentil ramo ove piacque
(con sospir’ mi rimembra)
a lei di fare al bel fiancho colonna ;
herba et fior’ che la gonna
leggiadra ricoverse
co l’angelico seno ;
aere sacro, sereno,
ove Amor co’ begli occhi il cor m’aperse :
date udïenzia insieme
a le dolenti mie parole estreme […]

Eaux claires, fraîches et douces,
où reposaient les beaux membres
de celle qui seule m’apparaît comme une femme ;
gentille branche où elle a bien voulu
(je m’en souviens avec un soupir)
faire de sa belle hanche une colonne ;
herbes et fleurs que sa jupe
gracieuse recouvrait
de sa poitrine angélique ;
air sacré, serein,
où l’Amour m’a ouvert le cœur de ses beaux yeux :
prêtez l’oreille ensemble
à mes dernières paroles douloureuses.

Après la rencontre d’Avignon et surtout après la mort de Laure (1348), Vaucluse se charge d’une valeur de culte mémoriel : la fontaine cristallise l’amour sublimé et la méditation du poète. De simple paysage, la fontaine devient emblème de la poétique pétrarquiste (solitude, contemplation, élévation par le regard et la mémoire). D’où, très tôt, une tradition de pèlerinage littéraire au site. En situant une épître à Vaucluse, Deshoulières convoque sciemment ce mythe d’origine (Pétrarque/Laure/la source) pour mieux le recomposer : ce décor constitue le cadre idéal pour interroger, dégonfler ou réorienter le code pétrarquiste. Elle s’inscrit par là dans une longue lignée de chantres de la Sorgue, de Scudéry à René Char, et au seîn de cette théorie, elle n’occupe pas la place là moins originale.

(Très) brève histoire du pétrarquisme (XIVe siècle -XVIIe siècle)

Les amants de Provence

Pétrarque (1304-1374), humaniste et poète, fut en particulier l’auteur d’un recueil intitulé le Canzoniere, dans lequel il chanta Laure de Noves (appelée aussi Laure de Sade), rencontrée fugitivement le 6 avril 1327 à Avignon, jour de Vendredi saînt, dans l’église Sainte-Claire. Ce recueil connut un retentissement considérable. Pétrarque y renouvela la poésie amoureuse, à partir d’un modèle hérité de la lyrique courtoise, mais l’expression de la passion est chez lui plus intériorisée, source de conflit intérieur et réorientée dans le sens d’une difficile quête spirituelle. Le poète du Canzionere chante sa passion insatisfaite mais fidèle, honore les vertus autant que les beautés de Laure, use d’antithèses pour définir son trouble et son déchirement (« Pace non trouo, e non hò da far guerra, / E temo, e spero, & ardo, e son vn ghiaccio » (( Il Petrarca, Sonetti e Canzoni, I, CV, Lyon, Jean de Tournes, 1545, p. 133. Trad. de Peletier du Mans (1547) : « Paix je ne trouve, et n’ai dont faire guerre : J’ espère et crains, je brûle, et si suis glace » )) ), de métaphores récurrentes (chaîne, piège, combat), privilégiant des formes fixes, au premier rang desquelles le sonnet.

L’Ecole lyonnaise

Au XVIᵉ siècle, l’héritage pétrarquiste se revivifie en France, notamment à Lyon, autour de Scève (1505-1569) et de l’ « école lyonnaise », dans le sens d’une spiritualisation du désir : sous l’influence du néoplatonisme ficinien, qui réorchestre la leçon de Diotime dans Le Banquet, l’amour devient mouvement d’arrachement au sensible1 ; la beauté visible ravive la mémoire de l’Intelligible et élève l’âme vers une perfection supérieure. Ce modèle s’articule à la dialectique néoplatonicienne de l’ascension : la Dame, foyer de beauté et de vertu, est moteur d’ascèse. La beauté sensible élève l’âme du poète vers une vérité supérieure, selon un schème que la théorie de l’ « éblouissement » restitue : selon les leçons du Banquet réorchestées par le Commentaire du Banquet de Marsile Ficin (1433-1499), la beauté est reflet du divin, et l’amour, moteur d’élévation, purifie les passions par la contemplation2 . La Dame devient guide d’un perfectionnement moral et spirituel (Délie, anagramme de L’Idée, est « objet de plus haute vertu »), et l’ardeur sensuelle reçoit un surcroît de légitimité dans un cadre d’ascèse intérieure. Délie, dans le sixième dizain du recueil, est ainsi est « divine excellence », tandis que le poète se retrouve « asservi » aux yeux de sa Dame qui le blessent de son arc. Voici le dizain 409 de Délie (1544) :

Apercevant cet Ange en forme humaine,
Qui aux plus forts ravit le dur courage
Pour le porter au gracieux domaine
Du Paradis terrestre en son visage,
Ses beaux yeux clairs par leur privé usage
Me dorent tout de leurs rais épandus.
Et quand les miens j’ai vers les siens tendus,
Je me recrée au mal, où je m’ennuie3 ,
Comme bourgeons au Soleil étendus,
Qui se refont aux gouttes de la pluie.

Ce dizain 409 donne un Scève plus “haut” que Pétrarque : Délie n’est pas seulement l’objet d’un culte amoureux, elle est la figure même de l’Idée lumineuse, d’où cette idéalisation extrême, typiquement néoplatonicienne. Le poète fait voir « la mort abolie » (Yvonne Bellenger) dans la métaphore du paradis représenté par le visage de la dame, « gracieux domaine / Du Paradis terrestre ». Caractéristiques du néo-pétrarquisme, la métaphysique oculaire et la thématique de l’éblouissement prolongent et dépassent la leçon de Pétrarque : les yeux rayonnants de Délie « me dorent tout de leurs rais épandus » ; quand le poète lève ses yeux vers ceux de sa Dame, il renaît « comme des bourgeons au soleil » revigorés par la pluie, image d’élévation régénératrice où la Dame n’est plus seulement Laure lointaine, mais principe angélique, source de lumière et de vie. la Dame rayonne et sa lumière est source d’ordre et d’harmonie. Elle devient l’Idée platonicienne incarnée, « ange en forme humaine » qui emporte la force virile pour la convertir et l’élever.

Cette dialectique du sensible et de l’intelligible, souvent formulée dans le lexique de la lumière purificatrice, circule massivement en Europe : la beauté s’y donne comme reflet du divin, et l’amour, « désir de la beauté », devient force d’ascension. C’est le socle doctrinal dont hérite, en France, tout un imaginaire pétrarquiste réinvesti par les poètes de cour. Sans refaire ici l’histoire détaillée de ce courant, on peut retenir que l’idéalisme pétrarquiste se superpose à une culture curiale érudite où l’allégorie lumineuse, les topoï du regard, et la hiérarchie des formes sensibles et intelligibles fournissent une « grammaire » de l’amour promise à une longue postérité.

Pétrarquisme et maniérisme

À partir des années 1570, après un certain recul du pétrarquisme à l’époque de la Pléiade (« j’ai oublié l’art de pétrarquiser », chantait Du Bellay4 se développe un néo-pétrarquisme  qui porte l’ingéniosité stylistique à son comble : multiplication des figures, polissage métrique, noblesse des affectes, sonnet régulier comme étalon de perfection. La Dame y règne en souveraine ; l’amoureux, prisonnier consentant, exalte son martyre bienheureux. La Dame y règne en souveraine inaccessible, par exemple chez Desportes dans Les Amours de Diane (1573) :

Elle est toute de marbre, aucun trait ne la poingt,
Elle verse la flamme & ne s’echauffe point,
Et n’ayant point d’amour elle en peuple la terre (sonnet 6).

L’amoureux, « prisonnier » consentant, exalte son martyre bienheureux dans les images convenues renouvelées par des pointes recherchées : « Las ! je tire mon feu d’une roche glacee / Qui n’a ny sentiment, ny pitié, ny rigueur » (sonnet 9). A la même époque, d’autres poètes, comme d’Aubigné, dans le Printemps, retournent les topoï vers un imaginaire plus sombre et charnel5 . Ce moment signe l’apogée d’une langue amoureuse hautement codée, dont la force tient à l’élévation rhétorique mais qui prépare, par excès même, l’usure de ses signes.

Voiture : l’idéal à la portée des ruelles

Le XVIIe siècle voit l’épuisement du pétrarquisme et sa « fossilisation », selon le mot de Line Cottegnies. La mathématisation du monde et les progrès du rationalisme seront fatals à la conception renaissante du cosmos, lorsque magie, mystique et ésotérisme cessent d’être intégrés à l’édifice du savoir officiel, et que les mots et les choses se séparent entièrement. Alors que s’imposent la méthode cartésienne et la Logique de Port-Royal, l’extase se vide tandis que la transcendance s’éloigne, pour se retirer dans « les espaces infinis » chers à Pascal. L’éblouissement devient cliché, au moment où le paraître n’est plus reflet d’une essence mais système d’effets maîtrisés, dont témoignent les nouveaux jeux d’optique6 .

La rhétorique amoureuse perdure, mais elle est désormais désacralisée. Son horizon n’est plus celui d’une quête ontologique, mais celui des salons où sa vocation sera désormais sociale. Le pétrarquisme badin, dépouillé de sa sève, démonétisé, ne va pas disparaître, mais il va changer de sens. Dans ce monde profane, perméable à la pensée libertine, le modèle de Pétrarque ne constitue certes plus un paradigme poétique ou cognitif, mais il reste néanmoins la langue officielle de l’amour et offre à ce titre, à l’époque où brillent les salons, un modèle de civilité amoureuse partagé par tous. Par son universalité, il favorise un langage autorisant des échanges apaisés entre les genres, sur fond de « tendresse » et d’une affection débarrassées de toute passion importune, ou plutôt « incommode », dirait Madame de Lafayette. L’élévation s’amuit en badinage, l’enthousiasme, en enjouement, et l’extase, en conversation. C’est cette mutation, de la transcendance mystique vers la sociabilité, qu’opère la poétique mondaine, et qu’il faut se garder de voir comme une dégradation ou une sclérose :  l’art des salons déplace la lyrique pétrarquiste en vue de la mettre au service d’enjeux éthiques et esthétiques qui n’ont rien de « ridicules ». Prenons, faute de pouvoir lire le texte en intégralité, ces quelques vers de l’Elégie II de Voiture7 :

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Je reconnus, apres beaucoup de peines,
Le feu vainqueur qui brusloit en mes veines,
L’Amour caché dès-long-temps en mon cœur,
Avoit repris sa premiere vigueur ;
Dans vos beaux yeux il se forgea des armes,
Sur vostre bouche il prit de nouveaux charmes,
Sur vostre bouche où se trouvent tousjours
Les Ris, Les Jeux, les Graces, les Amours,
Et se formant des traits à son usage,
De tous les traits de vostre beau visage,
Armé d’esclairs, et de foudres puissans,
Il r’engagea premierement mes sens,
Et poursuivant plus outre sa victoire,
Avec mes sens, il me prit ma memoire,
Et surmontant ma foible volonté,
Vit mon esprit entierement dompté.
(Elégie II, v. 169-184)

Le poème fait le récit d’un désamour, bientôt suivi d’un retour de flamme : c’est de cette phase de regain amoureux qu’est tiré le passage ci-dessus. L’extrait recompose la grammaire pétrarquiste en un code de sociabilité galante. Le réarmement d’Éros (« le feu vainqueur », « l’Amour caché […] avoit repris sa première vigueur », v. 172) enchaîne les topoï attendus (feu, blessure et victoire), mais il les exhibe cette fois comme signes de reconnaissance à destination de la ruelle. La métallurgie amoureuse (« dans vos beaux yeux il se forgea des armes », v. 173) relève du répertoire pétrarquiste habituel (l’armement du regard, la flèche), toutefois réorienté vers une scène de sociabilité. Le foyer de l’énergie désirante n’est pas la transcendance douloureuse qui déchirait le cœur du modèle italien : il est situé dans la plastique de la figure aimée, tout entière calibrée pour triompher dans l’art de la conversation. D’où ces micro-blasons qui découpent le visage en unités de grâce partageables, et d’où en particulier la centralité de la bouche : elle n’est plus seulement l’organe sacralisé du baiser impossible, elle devient le lieu de la parole et de l’agrément, prenant « de nouveaux charmes », c’est-à-dire captant et redistribuant le « charme » de la parole maîtrisée. Le cœur du dispositif est un cortège allégorique (« les Ris, les Jeux, les Grâces, les Amours »v. 176) qui transforme la psychomachie pétrarquiste en ballet de cour. L’amour, ici, ne conduit pas à l’ascèse, il n’est plus l’occasion d’une conversion intérieure : il ordonne les affects pour séduire un public, en une chorégraphie de figures immédiatement communicables, selon une économie de l’agrément. la passion quasi mystique se convertit en spectacle réglé, immédiatement partageable par l’auditoire. La syllepse sur « traits » condense l’opération de mondanisation : « se formant des traits à son usage / De tous les traits de vostre beau visage », v. 178. Ils sont à la fois projectiles d’Éros mais aussi linéaments du visage, c’est-à-dire, en définitive, des signes qu’on donne à voir en société, qu’on reconnaît, et qu’on admire. La pointe stylistique (qui mobilise redoublement euphonique et rime interne) remplace « l’épreuve » spirituelle par une démonstration de virtuosité poétique : l’ornement versifie l’émoi et le civilise. Le pacte qui s’ensuivra, à travers la requête de « faveur », et la négociation polie, achève de montrer que l’ascèse pétrarquiste se reconfigure en économie de l’agrément, où l’on met en scène son trouble avec mesure, esprit et grâce.

Enfin, la séquence finale rejoue la capture pétrarquiste des facultés, par l’amour, mais en registre laïc et galant : « il r’engagea […] mes sens », puis « me prit ma mémoire », « surmontant ma foible volonté », de façon à rendre « mon esprit entièrement dompté ». On reconnaît les facultés de l’âme sensitive (sens, mémoire) et intellective (volonté, esprit), selon les catégories de l’anthropologie morale en vigueur héritée de la scolastique, mais la référence philosophique se trouve réduite en siège courtois et perd en intensité. Le verbe « dompter » n’a pas la gravité de la conversion pétrarquiste : il dit une domestication élégante, et la soumission sous la loi du jeu. Au lieu d’un drame du salut, la scène exhibe une mise en scène du sensible pour un public complice ; à une dialectique de la Grâce, Voiture préfère une tactique du plaire, qui nous rappelle que l’agrément est le principal but de la poésie des ruelles.

Dans cette élégie, Voiture ne parodie pas grossièrement Pétrarque ; il transpose la langue pétrarquiste dans un régime de conversation où l’émotion est stylisée et partageable, selon les principes de cette “mise en scène du sensible” propre aux salons étudiée par Benedetta Craveri. Ce pétrarquisme laïcisé, où la raison et l’honnêteté se substitue aux enjeux théologiques, déjoue tout risque de pathos par la connivence, la complicité, et le respect des règles tacites du bon goût. Ainsi adaptés au monde des salons, les mêmes signifiants pétrarquistes (feu, armes, éclairs, foudres) ne pointent plus vers un horizon théologique8 , ils circulent comme jetons d’échange au sein d’un jeu mondain fondé sur le charme aimable et rigoureux de la conversation.

Enfin Deshoulières vint

A bien des égards, nous allons retrouver chez Deshoulières des partis pris esthétiques comparables à ceux de Voiture. Deshoulières, on l’a vu, se présente volontiers comme la dernière Précieuse, gardienne nostalgique (et auto-proclamée) de la mémoire de la Chambre bleue, du temps de Julie et de Montausier. Mais, à une ou deux générations de distance, elle donne toutefois à ce dialogue avec les codes pétrarquistes des inflexions qui lui sont propres et correspondent à ses options personnelles, artistiques et morales.

La poétesse paraît certes reconduire l’hommage traditionnel pour les amants de Provence : elle chante « la flamme si belle » de ces « heureux amants », « Laure tendrement aimée » et « Pétrarque ». Elle évoque le décor de la célèbre fontaine, aussi mythique que le couple pour toujours attaché à ces lieux. Mais ces marqueurs de la lyrique pétrarquiste s’y trouvent dégonflés ou déplacés, sans pour autant jamais tomber dans la parodie, le dénigrement ou le burlesque.

D’abord, le poème s’ouvre sur une recusatio : malade et « paresseuse » (v. 3), passant tout le jour « dans une rêverie / Qu’on dit qui m’empoisonnera » (v. 30), la poétesse refuse la proposition de son amie « Daphné ». En appelant Mademoiselle de La Charce du pseudonyme de « Daphné », Deshoulières active tout l’imaginaire pétrarquiste : Daphné, rapporte Ovide est une naïade changée en laurier, et le laurier est l’étymologie de Laure. Daphné propose donc un défi à la poétesse : chanter Laure (c’est-à-dire elle-même), en échange de la gloire que, étant aussi couronne de laurier, elle lui offrira en récompense. On entend donc l’attente implicite, selon cette logique du don-contre-don qui, Génetiot l’a montré, gouverne la circulation poétique au sein de l’univers des ruelles : Daphné espère une pièce pour elle, à la grande manière, qui la hisserait au rang d’héroïne du lieu, comme double de Laure.

La poétesse, dont on sait qu’elle méprise le mirage de l’immortalité poétique, refuse la proposition. Elle répond par une recusatio. Elle se refuse à ériger sa correspondante en statue pétrarquiste et à offrir à cette nymphe des eaux l’exphrasis qu’elle attend. Avec grâce, la voix poétique fait passer ce refus pour un compliement. Plutôt que de fabriquer une Laure de carton-pâte, Deshoulières honore Daphné en la traitant en interlocutrice (non en icône), et en substituant à l’auréole du mythe la vérité d’un lien, et la simplicité d’une conversation. L’adresse « Par plus d’une raison devenez moins pressante. Daphné… ») installe un cadre dialogique où la poétesse négocie les attentes et le contrat poétique. Le clin d’œil au laurier demeure (les « arbres toujours verts », v.  sont un écho de la métamomrphose ovidienne)9  mais pour être aussitôt refusé.

La poétesse va longuement exposer les raisons (« plus d’une ») de son refus. La première renvoie à un éthos. La voix poétique est en effet saisie dans une posture prise naguère par Saint-Amant, auquel Deshoulières songe peut-être ici,  « Accablé de paresse et de mélancolie », et peinant également à écrire (« Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine / Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers »)10  . La maladie réelle dont souffre Deshoulières (« sa santé languissante ») est, selon le principe de pudeur caractéristique de la poétique mondaine reconfigurée en mélancolie topique. Ce mal physique et moral dont est frappé la voix lyrique entraîne des conséquences négatives sur ses compétences de poète : sa mélancolie l’empêche de percevoir la beauté du paysage provençal « Je regarde indifféremment / Les plus brillantes eaux, la plus verte prairie » (v. 26) ; sa maladie de « langueur « et son état « languissant » (v. 24) inhibent par ailleurs ses facultés créatrices : un madrigal, donné ici comme pièce courte et facile, suffirait d’autant plus à « l’épouvanter » (v. 4) que la peur est un des symptômes de cette mélancolie propre à paralyser l’artiste11 . L’ode réclamée, la poétesse ne sera pas en mesure de l’écrire : le pétrarquisme exige l’élévation, mais l’autrice est impuissante à composer même une pièce modeste de ruelle. L’ouverture du poème refuse donc d’emblée le grand lyrisme, comme l’atteste aussi le choix de l’épître, qui appelle la familiarité du sermo pedestris.

La section qui suit, toujours sous prétexte toujours de refuser de chanter Vaucluse, constitue donc logiquement en une prétérition évoquant en négatif la beauté sublime et « terrible » de la fontaine indescriptible, avec ses « hauts rochers » et sa « source orgueilleuse » (v. 14). En exhibant la machine du topos, avec sa « mousse », ses « agneaux » et ses « rustiques concerts »,, la poétesse se dégage aussi des conventions pastorales, non par impuissance, mais par choix poétique. A travers la fontaine, ce sont tous les codes du grand style, du sublime et d’une pastorale éculée que récuse la poétesse, « laissant » à d’autres le soin de « conter le prodigieux », qui n’est pas son domaine : elle est la poétesse du style moyen.

Parmi ces « autres » chantres de la fontaine figure certainement Scudéry, auteur en 1649 d’une « Description de la fameuse fontaine de Vaucluse, en douze sonnets »12 , à laquelle la poétesse paraît répondre. Voici le deuxième sonnet :

Mille, et mille bouillons, l’un sur l’autre poussés,
Tombent en tournoyant au fond de la vallée ;
Et l’on ne peut trop voir la beauté signalée
Des torrents éternels, par les Nymphes versés.

Mille, et mille surgeons, et fiers, et courroucés
Font voir de la colère à leur beauté mêlée ;
Ils s’élancent en l’air, de leur source gelée,
Et retombent après, l’un sur l’autre entassés.

Ici l’eau paraît verte, ici grosse d’écume,
Elle imite la neige, ou le Cygne en sa plume ;
Ici comme le Ciel, elle est toute d’azur ;

Ici le vert, le blanc, et le bleu se confondent ;
Ici les bois sont peints dans un cristal si pur ;
Ici l’onde murmure, et les rochers répondent.

Scudéry peint la fontaine de Vaucluse pour imposer l’admiration dans une veine toute « baroque » (le sublime coloré, l’anaphore déictique, les Nymphes, les mouvements verticaux qui suggèrent une folle sarabande chatoyante). Deshoulières récuse la description éblouissante et, paradoxalement, estime qu’une telle performance stylistique dans le style sublime (les « hauts rochers », « l’aspect terrible » ne peut être que la production d’une âme insensible. Une âme sincèrement « languissante et attendrie » (c’est-à-dire amoureuse) n’est pas capable de tels morceaux de bravoure, décoratifs et inutiles. Pour le dire autrement: si la voix poétique était « insensible » (c’est-à-dire non engagée dans l’amour), elle pourrait dérouler sans peine la carte postale des « prés toujours fleuris » : l’insensibilité, ici, ce serait l’aptitude à réciter le code indépendamment de l’état du sujet. Neutre du côté de la passion, sa voix était d’autant plus disponible au charme du site, si bien que « la beauté surprenante » du « désert […] que la nature seule a pris soin de former » « amusait » et « charmait » aisément. Or la voix poétique est désormais « languissante » et « attendrie », c’est-à-dire émue, occupée par une douceur mélancolique, de sorte qu’elle regarde « indifféremment / les plus brillantes eaux, la plus verte prairie », non par dessèchement, mais au contraire par saturation affective, parce que la sensibilité s’est déplacée du spectaculaire du paysage vers l’humain.

On comprend ainsi la dérivation indifférent/indifféremment : le même mot pivote ainsi d’un objet à l’autre. D’abord indifférente à l’amour (donc perméable à l’agrément naturel), puis indifférente au décor (parce que déjà saisie par la tendresse). Ce basculement, loin d’être une incohérence, fonde la recusatio : si la poétesse refuse la grande peinture de Vaucluse, l’ekphrasis brillante réclamée par son interlocutrice et qui aurait pu faire pièce à celle de Scudéry, ce n’est ni par froideur ni par impuissance, mais parce que les dispositions de son cœur la détournent du sublime de Sorgues. La nature ne sera pas le tremplin d’une extase comme celle de Pétrarque : elle deviendra décor, simple arrière-plan d’un lyrisme de tendresse et de réciprocité.  Il convient donc de ne pas prendre au premier degré le regret d’un « heureux temps » qui « n’est plus » : c’était le temps des clichés, petits moutons inclus (« les agneaux bondissant », v. 18). En exhibant la machine du topos, la poétesse s’en dégage, non par impuissance, mais par choix poétique : elle préfère la tenue à l’emphase, l’effet vrai à l’apparat. Délaissant le mythe et la légende, la poétesse suivra « le penchant de son âme », c’est-à-dire qu’elle optera pour ce lyrisme en grisaille qu’elle cherche à moduler, et qui sera une anti-ekphrasis.

Ce que refuse Deshoulières dans la proposition de son amie, ce n’est pas le principe de la description, mais son caractère décoratif et ses accents sublimes. La source vive s’oppose par son naturel et sa mesure à la source orgueilleuse : elle n’est plus un monument surplombant et moralement suspect, elle passe du côté de la circulation, de la vie et de l’immanence.  Ensuite, la peinture change de régime : c’est l’effet produit par le lieu sur l’âme du contemplateur qui arrête la poétesse. « Dans cet antre » fait basculer de la carte postale à l’éprouvé somatique ; la description se fait physiologie du ‘trouble », puis le cadre s’élargit au « fertile vallon » : ce n’est plus l’architecture hydraulique à la Scudéry, c’est une scénographie sonore (rossignols, serins, pinsons invitant à lire la pièce en relation avec « Les Oiseaux », hymne à la liberté) et saisonnière (le « jour » qui revient « mille fois »). La source n’est pas magnifiée pour elle-même ; elle est rapportée à ce qu’elle fait : un lieu qui crée, par une contagion qui s’impose par-delà les siècles (la répétition de « cet antre » distingue et rapproche l’autrefois et le maintenant), une disposition à la tendresse qui soit aussi un éveil du désir, ce « trouble » qui « éveille la pudeur » et oppose la réaction physiologique à la passion éthérée du poète italien. Subsiste une mémoire matérielle (« Leurs noms sur ces rochers peuvent encor se lire ») : le geste d’inscription documente un usage de la fontaine (devenu lieu de pèlerinage, si l’on suppose que ces noms sont des graffitis) qui vaut comme preuve d’une présence amoureuse humanisée. La source, si fameuse soit-elle, n’est plus un autel du sublime : c’est un réservoir d’empreintes et d » entretiens » — un espace pédagogique où la nature apprend à aimer (« je ne sais quel doux badinage »). On reconnaît dans ce « je ne sais quoi » l’un des principes de la poétique mondaine qui, par tact, laisse à deviner à un interlocuteur complice, et dans le « badinage » une heureuse atténuation du martyre amoureux pétrarquiste.

Le point essentiel de cette entreprise de désublimation consiste (v. 38 et suivants) dans la réécriture de l’histoire de Laure et François. Le coup de foudre fut le point de départ d’une passion chaste, héritière de l’amour courtois mais plus exigeante encore : l’amour du poète était doublement interdit, par le mariage de Laure et les vœux cléricaux que Pétrarque avait prononcés, de sorte qu’il ne posséda jamais ni le cœur ni le corps de la femme qu’il aimait. Laure reste pour Pétrarque la Muse, mais aussi le moteur d’une élévation morale. Le manque éprouvé par le poète se change en ascèse.  Pétrarque parvient à sublimer sa passion par la poésie, discipline son désir, accomplit un chemin de perfection. L’obstacle dressé entre Laure et Pétrarque devient source d’énergie intérieure et spirituelle, en particulier après la mort de Laure, lorsque le culte de la mémoire de la défunte se double d’une aspiration vers Dieu : l’élan amoureux se transmue alors en quête de salut.

L’idéalisme platonicien, le furor ficinien (« cours furieux », v. 37) ni l’héroïsme de l’amour courtois n’ont plus cours chez Deshoulières : galanterie et tendresse se substituent à l’élévation mystique. La poétesse subvertit les vieux schémas de l’intérieur, retournant l’histoire canonique en récit galant et épicurien de plaisir partagé.

  • D’abord, Laure n’est plus l’astre lointain, muet et inflexible de la tradition pétrarquiste : elle « se réjouit d’être aimée ». Le poème multiplie les indices d’une réciprocité souriante : « Laure tendrement aimée », « de tendres soins ». La formule « elle adoucit le martyre » est foncièrement anti-pétrarquise puisque c’est au poète italien qu’on doit l’image la plus topique de la souffrance d’amour que rien n’apaise. Le motif pétrarquiste se trouve non seulement édulcoré (« adouci »), mais nié, puisque, sous l’euphémisme, on comprend que Laure a probablement cédé à son amant dans les parages pastoraux de la fontaine de Sorgues. L’économie du désir se déplace de la privation vers l’échange librement accepté. Le registre de la compassion distante (Laure qui « plaindrait » son soupirant) glisse vers un consentement discret, socialement lisible, tout scudérien de « tendresse ». L’héroïne cesse d’être une figure d’élévation abstraite pour devenir partenaire d’une pédagogie amoureuse : la nature « répète je ne sais quel doux badinage / dont ces heureux amants leur donnaient des leçons ». La fontaine légendaire se transforme en école de civilité tendre, sous la conduite d’une Nature lucrécienne aux lois de laquelle les amants cèdent volontiers et simplement, au lieu de se cabrer au nom de quelque idéalisme destructeur.
  • L’image de Pétrarque change à la mesure de la métamorphose de sa muse : non plus martyr perpétuel d’une passion inassouvie, mais « victorieux », tel que le mythe ne le peignit jamais. Un seul adjectif renverse des siècles de lecture : cette victoire n’est pas la conquête sublime de soi par l’ascèse, mais l’obtention, mesurée et paisible, de gages d’affection volontiers accordés. Le « transport » se convertit en tenue ; l’emphase en modération ; la plainte en bonheur discret. C’est un Pétrarque “galant”, compatible avec l’idéal d’urbanité des salons, qui remplace l’ermite extatique de Vaucluse.
  • Troisième trait, la pointe équivoque : « et fit peut-être plus encore ». Le « peut-être » mondain garde les bienséantes convenances et le decorum, tout en désacralisant l’icône pétrarquiste : l’hypothèse insinuée troue la statue de Laure, suggérant un moment d’intimité où la relation cesse d’être désincarnée. La strophe de l’ « antre » enfonce le clou : « sans autres témoins que la Naïade et le Zéphyr », les divinités mythologiques ne sont plus que des ornements, réduits à un paravent gracieux pour une scène d’apaisement amoureux. On est chez Scudéry : les affects se règlent, s’apprennent, se ménagent.
  • Enfin, l’axe spirituel se décale. L’amour n’est plus l’échelle mystique conduisant l’âme vers les “sommets” dont l’Ascension au Ventoux fournirait le modèle, mais une félicité en demi-teinte, provisoire, éphémère, valant par elle-même dans l’ici et le maintenant. A la verticalité du modèle spirituel pétrarquiste transcendant et inégal, Deshoulières oppose un autre modèle de relation fondé sur l’égalité et la douceur. Le lexique récurrent (« tendre », « doux », « soins », « badinage ») rappelle la Carte de Tendre, mais il installe souterrainement une éthique épicurienne de l’ataraxie : il invite à  préférer le lien doux aux transports qui “empoisonnent”, à substituer au sublime d’élévation une grandeur de tenue, sous le signe de la mesure. La clausule conditionnelle (« il serait doux d’aimer si… ») achève de démythifier l’héritage de Pétrarque : l’amour relève d’une compatibilité concrète plus que d’une vocation sacrée, fût-elle inaccessible dans un présent dévalué.
Au total, Deshoulières conserve le prestige de Laure et Pétrarque, mais désamorce l’appareil pétrarquiste. Elle garde le mythe, en montre la machine, et recompose l’histoire en roman de tendresse : réciprocité, douceur, civilité, bonheur possible, fût-il éphémère. Ainsi s’opère la “désublimation” sans déchéance : une poésie moderne où la dignité ne vient plus d’un ailleurs ineffable, mais de la justesse d’un monde humain et sociable, et tenu. Rien ici qui ravisse, transporte, « renverse tout comme un foudre », pour parler comme Boileau. Elle propose un modèle éthique fondé sur des vertus praticables et qui vaut mieux, à ses yeux, qu’une grandeur invivable. C’est là sa réponse au piège boileauvien : la dignité de la poésie naît d’un effet vrai et d’un style moyen discipliné, non d’une foudre rhétorique. A la morale épicurienne et tranquille du plaisir modéré répond une esthétique du juste milieu, et à Longin, Deshoulières préfère Horace, montrant à son adversaire Boileau que c’est elle la véritable héritière du poète latin de l’aurea mediocritas et du carpe diem.

Le pétrarquisme, en particulier dans sa version néoplatonicienne et précieuse, propose un scénario où l’homme est sujet lyrique, actif, parlant, et la femme objet de contemplation, muette, distante, statue ou astre. Ce schème est une construction rhétorique autant que sociale : il met en place une dissymétrie forte, où la voix, le désir, la capacité d’élaborer du sens appartiennent au poète masculin. La Dame existe comme support de l’ascèse et de la gloire du poète — non comme partenaire. C’est ce type de relation, greffé sur une conception spiritualiste de l’amour, que réfute Deshoulières. En remplaçant l’extase par la tendresse et la conversation, Deshoulières  invente un lyrisme compatible avec des rapports de genre non hiérarchiques, où la dignité ne procède plus de la distance sacrée, mais de la justesse d’un consentement partagé. La tendresse, la galanterie sont au fond des voies pour sortir des cadres sociaux convenus et imaginer d’autres formes de liens, fondées sur le jeu et la complicité, où les hiérarchies soient neutralisées, où l’amour ne soit plus furormais art de vivre non toxique. A l’extase, Deshoulières substitue la conversation ; à la souffrance, la tendresse ; à l’adoration muette, la réciprocité ; et à la gloire sublime, un bonheur discret. Cette attitude n’est certes pas celle d’un féminisme militant au sens contemporain, mais c’est bien une réécriture des places offertes aux femmes dans le lyrisme amoureux : non plus muse muette et adorée, mais sujet de désir, partenaire de jeu, régulatrice de la relation.

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On trouve d’autres expressions de cette mise à distance du pétrarquisme dans d’autres pièces du recueil, ainsi l’Ode à Climène : dans une scène de persuasion amoureuse, Philène renverse la rhétorique héroïque : la « raison » y perd son crédit (« Aimez un amant fidèle, / Quoi qu’en dise la raison »), le temps « d’une aile légère » emporte la beauté, et la maxime tranche : « Il n’est de solide joie / Que dans l’union des cœurs ». On tient ici un vade-mecum d’anti-pétrarquisme : ni abstinence sublime, ni conquête violente, mais la tranquillité d’une joie partagée. L’ironie finale (« Quand le cœur se tait […] tout parle inutilement ») désamorce la surcharge rhétorique : sans consentement, la pompe lyrique bavarde à vide. Sans surprise, c’est dans les poèmes animaliers que l’on trouvera les plus savoureuses mises en cause des abstractions pétrarquistes : nous y reviendrons.

En refermant le chapitre du pétrarquisme, on mesure ce que Deshoulières en a gardé et, surtout, ce qu’elle en a désactivé. Elle a retenu la précision du trait, la virtuosité de l’antithèse, le jeu codé avec les blasons et les « signes » de l’amour, mais elle en a dégonflé le pathos, et déplacé l’héroïsme du sentiment. Le « grand lyrisme » de l’adoration verticale, avec sa dame lointaine et l’expression d’un absolu du manque, y perd sa solennité ; la voix se décale vers un “je” moins sublime, plus disponible, ironique au besoin. Bref, l’ancienne rhétorique de la brûlure s’y recompose en quête d’un bonheur simple, mais pas si aisé au fond à atteindre.

  1. L’amour permet de « s’élever comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi, Le Banquet, 211c []
  2. Line Cottegnies donne la charpente doctrinale de cette théorie à partir de Pic de la Mirandole dans L’Eclipse du regard. La poésie anglaise du baroque au classicisme, Paris, Droz, 1997, introduction et chapitre 1. []
  3. Comprendre : « je me réconforte/me recrée dans la peine même qui me consume ». []
  4. « Contre les pétrarquistes », Divers Jeux rustiques, 1558. []
  5. J’ai développé ces points ailleurs, je n’y reviens pas ici : https://manierisme.univ-rouen.fr/spip/index.html%3F2-3-4-Le-royaume-de-Diane.html . []
  6. Voir Jean-François Nicéron, La Perspective curieuse, ou Magie artificielle des effets merveilleux, Paris, Pierre Billaine, 1638. []
  7. Reproduit dans la Revue italienne d’études françaises, 3, 2013, avec une traduction italienne de Barbara Piqué, https://journals.openedition.org/rief/279 . []
  8. La culture de la conversation est un projet « sans préceptes théologiques », explique Benedetta Craveri, L’Art de la conversation, op. cit. []
  9. « tu [laurus] quoque perpetuos semper gere frondis honores« , « Toi aussi, laurier, porte toujours  les honneurs perpétuels de ton feuillage », Ovide, Métamorphoses, I, v. 565. []
  10. Lire ce sonnet du « Paresseux » sur la Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_de_Saint-Amant/Le_Paresseux . []
  11. Sur le paradoxe de la mélancolie, qui donne à l’artiste une puissance d’invention mais, en même temps, bloque la possibilité du geste créateur, voir Kiblansky, Panofsky, Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, Gallimard, 1989, publication originale en 1964. []
  12. Georges de Scudéry, Poésies diverses, Paris, Augustin Courbé, 1649, p. 1-12, à lire sur la Wikisource . []

La lyre et le ruisseau

Dans son imitation d’Horace, Deshoulieres se peînt chantant sur sa lyre « seule au bord du ruisseau ». On peut s’interroger sur le sens de cet humble autoportrait.

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Outre les raisons données dans un billet précédent, l’oubli dans lequel est tombé Deshoulières procède aussi de sa conception de la poésie lyrique, assez diamétralement opposée à celle qu’inculquent les manuels scolaires. Le désaveu que subit la poésie lyrique du XVIIe siècle en général est le fruit de définitions  simplificatrices du lyrisme, estime Ingrid Riocreux1 :

L’idée de lyrisme est peu compatible avec la présentation traditionnelle de l’Âge classique comme une période de normativisation esthétique et des Lumières comme le temps des philosophes.

L’identification du lyrisme à l’expression de « l’intime » et du « sentiment » personnel ne remonte guère qu’à Charles Batteux et à ses Principes de littérature (1755). L’article Lyrisme de la Wikipédia (souvent mieux inspirée) donne à lire tous les truismes et les poncifs scolaires sur le lyrisme2 peu utiles pour comprendre l’œuvre au programme.

Un lyrisme du contre-chant

A coup sûr, l’œuvre de Deshoulières relève d’un régime du lyrisme bien différent de celui qui s’imposera à partir du pré-romantisme.

  • Deshoulières ne se soucie guère d’originalité et encore moins d’effusions. Au « lyrisme de sincérité »3 qui s’impose à partir de la fin du XVIIIe siècle, Deshoulières préfère un « lyrisme d’imitation »4 où l’expression personnelle des sentiments n’est jamais envahissante, en tout cas toujours indirecte et filtrée, voire réduit à transparaître dans des paraphrases ou des adaptations ;
  • A la poésie solitaire, inspirée, dictée par le furor ou quelque voix sublime venue d’ailleurs, Deshoulières préfère la parole familière, la conversation née des circonstances ordinaires de la vie, les sentiments tempérés et les agréments simple ;
  • A l’écriture de la passion et aux flammes de l’amour, elle préfère les douceurs de la tendresse, et aux mirages des arrière-mondes, les agréments tempérés de l’ici-bas.

Non seulement Deshoulières a souffert de l’invisibilisation qui touche les formes du lyrisme “moyen” qu’elle pratique, et qui s’exprime dans l’idylle, le madrigal ou les stances, mais, facteur aggravant pour l’histoire scolaire du lyrisme, Deshoulières cherche très consciemment à déconstruire les grandes catégories du lyrisme spiritualiste auxquelles, matérialiste et épicurienne, elle n’adhère pas. Deshoulières appartient à un milieu gagné à des idées du mouvement libertin entendu en un sens très large (épicurisme tempéré, refus des transcendances tapageuses, défiance envers les grands mots). Son matérialisme est sans doute plus marqué chez elle que chez ses contemporains, en raison de l’importance qu’a prise sur son éducation Dehénaut, mentor, esprit fort, et poète.

Pour la lectrice de Lucrèce, le lyrisme est un piège, et toute la force de son travail poétique consiste précisément à recourir aux divers codes et artifices du lyrisme, jusqu’aux conventions néo-pétrarquistes, pour les interroger, éventuellement les miner, en tout cas en jouer.

Le lyrisme constitue un piège à plusieurs titres :

  • Piège socio-poétique : dans l’écosystème des salons, l’“effusion” est un piège susceptible de dérégler le tact, la mesure qui règnent dans ces compagnies. La posture lyrique (amour transi, transport, enthousiasme) est antisociale et à ce titre gênante pour tout le monde ; elle devient immédiatement suspecte d’enflure et indice d’un manque de contrôle de soi. La poétesse la désamorce par l’ironie, le rire, « l’enjouement », et ce qu’on appelait pas encore l’humour. D’où sa préférence pour des formes “parlées” (madrigal, rondeau, épître), le style moyen, la pointe morale, propres à dé-gonfler l’ivresse poétique et à reconduire la voix au plan de l’échange.
  • Piège moral : pour une lectrice de Pascal (p. 464) et une amie de La Rochefoucauld (p. 241), le lyrisme représente un risque d’exacerbation du moi et du sujet dans sa singularité (inspiré, différent, porteur d’une mission, etc.). Deshoulières lui  oppose une éthique de modération et de tempérance, et d’auto-dérision comme parade au risque de narcissisme. Comme La Rochefoucauld décape les idoles de la morale stoïcienne, Deshoulières ôte à la poésie ses oripeaux factices et hypocrites.
  • Piège épistémologique : le sublime boilévien, successeur de l’antique inspiration, est un leurre pour cette matérialiste épicurienne qu’est Deshoulières. Au lyrisme inspiré par le Ciel, elle préfère une attention au réel modeste, les saisons, les animaux, le corps souffrant, l’éphémère. Contre l’exstase, elle professe l’observation, l’humilité d’un savoir bas qui se méfie des hauteurs. D’où la désublimation (si l’on me permet ce néologisme peu heureux mais pratique) systématique de la part de celle qui préfère la lucidité à l’enthousiasme.

Deshoulières privilégie un contre-chant lyrique, dévoilant à travers l’exercice d’une poésie ludique les chausse-trappes et les prétentions du grand lyrisme, toute cette pompe factice que Kundera aurait appelé le kitsch, pour lui préférer la gaieté et la légèreté « enjouée » d’un badinage assumé. La pose poussinienne de l’inspiration, le sublime bolévien affecté, la parole prophétique ronsardienne, Antoinette n’en est pas dupe, et ne nous invite pas à y souscrire. Elle démythifie le furor et l’enthousiasme, récuse les mirages d’une passion qui s’exalte elle-même et, surtout, démonte le fétiche de la « gloire » (surtout posthume) au profit d’un art de vivre au présent : ataraxie, mesure, agrément, conversation. Sa méthode pour déboulonner les idoles consiste moins en une subversion frontale, peu compatible avec l’esthétique de la civilité galante qui évite de choquer et de se prendre au sérieux, que d’une édulcoration stratégique qui vide les thèmes et idéaux lyriques de leur substance. La plainte hyperbolique, la démesure élégiaque, la promesse d’immortalité par le chant sont systématiquement adoucies, obliquées ou traitées à travers des masques et des maquillages. Plus généralement, Deshoulières met en place dans son œuvre un dispositif de contre-lyrisme permanent et systématique : humour, ironie, animaux de compagnies, réel humble, pointes et jeux verbaux constituent autant d’antidotes qui permettront l’émergence d’une voix poétique différente de celle issue de la tradition platonicienne, pétrarquiste et ronsardienne que son adversaire Boileau, au fond, ne fait que perpétuer : n’affirmait-il pas, au seuil de L’Art poétique (1674), « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur / Pense de l’art des vers atteindre la hauteur / S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète / Si son astre en naissant ne l’a formé poète » ? L’image de l’inspiration apollinienne, si elle n’est pas totalement absente chez Deshoulières puisqu’on trouve quelques rares variations très conventionnelles dans quelques pièces encomiastiques (p. 253), reste toutefois exceptionnelle sur le mode sérieux. C’est qu’une telle profession de foi mystique ne convient guère à la simplicité d’une poétesse épicurienne, adepte d’une éthique lucrétienne assez matérialiste. Bien des exemples montrent le souci permanent de la part d’Atnoinette Deshoulières de dégonfler les hauteurs du sublime et à débarrasser la poésie, l’un des plus vieux repaires de Dieu, de ses liens avec la religion et la transcendance sous toutes ses formes.

Style moyen et poésie de l’immanence

Ce lyrisme de l’immanence pratiqué par Deshoulières est-il pour autant un lyrisme diminué, mièvre, affadi et prosaïque ? Son art n’est-il pas d’abord, à l’heure où triomphe  le soupçon généralisé et le  regard aigu des moralistes, une poésie du désenchantement et du dessillement ? La désublimation de tous les grands mythes consolateurs du vieux lyrisme (inspiration, passion, immortalité, et sublime céleste tonitruant) n’est que le préalable nécessaire à l’émergence d’une autre voix, le chant lucide des biens possibles, utiles et doux, du monde comme il va. Ce chant est bâti sur les procédés caractéristiques du style moyen.

Par « style moyen », on entend, dans la tradition rhétorique héritée de l’Antiquité, le genus medium (mediocris), position intermédiaire entre le genus subtile (tenue/humile) et le genus grande (sublime), tel que le codifient Cicéron (Orator, 69-74 ; De oratore, III) et Quintilien (Institutio oratoria, XII, 10). Destiné prioritairement à delectare (plaire) tout en instruisant (docere) sans chercher l’emportement pathétique (movere), il conjugue correction, clarté et ornement mesuré, proscrivant aussi bien la sécheresse que l’enflure : période ample mais tenue, figures « tempérées » (équilibre, litote, variatio), lexique choisi sans préciosité, cadence harmonieuse. Repris par la poétique classique française, il devient une esthétique de la mesure fondée sur la bienséance, l’agrément et le naturel, propre à régler l’expression de l’affect. Il convient aux genres de sociabilité (épître, portrait, conversation) autant qu’à la poésie morale : loin d’être tiède, il est une discipline de la justesse, éthique et formelle, dans l’héritage de l’horatienne aurea mediocritas.

Un faisceau de « signatures » formelles permettent de caractériser le style moyen de Deshoulières, toutes perceptibles dès le premier portrait :

  1. Mesure et mediocritas assumées : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (p. 88, v. 6)

  2. Litote et atténuation (contre le sublime tapageur)
    Le portrait de Mademoiselle de Vilenne avance par « assez », « pas mal », « je ne sais quoi », qui disent la retenue et la politesse du jugement : « Elle a je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer » (p. 88)

  3. Lexique de l’agrément et de l’urbanité. La beauté est évaluée « à l’agrément », non au spectaculaire ; la sociabilité élégante est la mesure du goût : « elle est […] pleine d’agrément » (v. 7).

  4. Ton conversationnel et adresse à l’allocutaire. L’échange mondain se joue à vue (« chère Amarillis »), avec apartés, connivences et circulation des voix ; la poésie imite la causerie, v. 16.

  5. Clarté et cadence binaire. Énumérations calmes, parallélismes, périodes sans boursouflure : « Sa gorge…, ses bras…, sa taille… ». La phrase avance droit, sans clinquant.

  6. Badinage sérieux (satire sans fiel). Dans le « Portrait de M. de Lignières », l’ironie reste souriante (« un aimable imposteur, un illustre volage », p. 90) ; la charge plaisante est tenue en laisse par l’urbanité.

  7. Tempérance des affects. La sensibilité se règle : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également, font sa charmante humeur » (v. 55, p. 88). Alliance d’allègre et de doux, sans excès.

  8. Dissimulation du savoir. La culture n’est pas brandie, elle s’insinue en naturel : Lucrèce est adapté « en galimatias fait exprès », non pour diffuser ouvertement un savoir philosophique ou scientifique.

  9. Modestie d’auteur et éthique de la « négligence: La préface et  l’autoportrait qu’elle comporte minorent l’ambition : « Sans crainte, sans inquiétude, / Je livre mes amusements… ». L’ » amusement » dit l’art contenu et discret, non l’à-peu-près d’une dilettante (p. 99).

  10. Primat du présent (lié à la morale épicurienne tempérée). « Le seul bien qui nous appartienne, / [c’est] le présent », écho du carpe diem cher au maître du style moyen, Horace (p. 340, v. 34-35).

  11. Souplesse du vers qui imite le style faussement négligé du sermo pedestris. Cette souplesse se remarque à l’emploi du vers hétérométrique dit « libre » ou encore aux enjambements nombreux, même dans les vers à dimension morale « Il a peu de bon sens quand il va s’entêter / De la vanité… » (p. 341, v. 75).

  12. Désenvoûtement du grand genre, sans aigreur. Dans « l’Épître chagrine », la poète déconseille la « frivole gloire », sur un ton simple et direct de recusatio du « talent » poétique : « Vous que le ciel n’a point fait naître / Avec ce talent que je hais… ». La malédiction attachée au génie poétique se dit en refusant toute posture dramatisée.

  13. Économie de la louange. L’éloge est rarement dithyrambique,  mais plutôt édulcoré : « Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit… ». La tournure baisse d’un ton la célébration mais conserve l’élégance (p. 89, v. 44).

  14. Portraits à hauteur d’homme. La physionomie et les mœurs se peignent en se gardant du sublime comme du grotesque : « Il est droit, assez grand… « , « Ses yeux… sont fins, ils sont doux…  » (p. 90, v. 12).

En bref, chez Deshoulières, le style moyen n’est pas un “milieu tiède” : c’est une éthique de la litote, de la mesure et de l’agrément), servie par une une poétique de la conversation (adresse, clarté, cadence binaire), en vue d’une politique de l’effet (souplesse métrique, refus du spectaculaire), autant de choix qui désamorcent le sublime tonitruant comme le burlesque débraillé, pour installer une voix de justesse — un style « moyen ».

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Qu’on ne s’y trompe donc pas : cette quête du bonheur par le style moyen n’est ni facilité ni impuissance à s’élever, mais un chemin de crête. Les idéaux de « tendresse » et de « repos » requièrent une surveillance de tous les instants, et la plume qui prétend les chanter nécessite une virtuosité de l’équilibre, une neglegentia diligens qui tient la ligne entre emphase et platitude : trop de tension, et l’on verse dans le grandiloquent ; trop de relâche, et l’on tombe dans le terne ou le vulgaire. Chez Deshoulières, le « moyen » est une conquête exigeante, une corde raide où se joue un sublime du lieu commun, pour emprunter le titre du beau livre de Francis Goyet5 .

Subjectivité et lieu commun : le portrait de Mademoiselle de Vilenne (p. 88)

Le « Portrait de Mademoiselle de Vilenne » (1658, imprimé dans le Recueil des portraits et éloges de 1659) offre un observatoire très net de la reconfiguration du lyrisme chez Deshoulières, sous la double pression de la sociabilité galante et d’une éthique de la mesure. La sincérité ne passe pas par l’effusion, mais par un réglage rhétorique du compliment et un usage maîtrisé des figures convenues. Les louanges blasonnantes des parties du corps et des qualités de l’âme ne sont pas à prendre au premier degré, mais l’affection tendre de la poétesse pour Mademoiselle de Vilenne ne perce pas moins parfois la carapace des conventions et des clichés.

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D’emblée, la parole lyrique se manifeste comme poussée irrépressible (« Je ne puis m’empêcher de faire la peinture« , v. 1), mais cette impulsion est aussitôt canalisée par le cadre codé du portrait de ruelle (« faire la peinture », v. 1-2), avatar mondain de l’ut pictura poesis (( Sur le portrait mondain, voir Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France, 1641-1681, Paris, Honoré Champion, 1994. )) . La sincérité n’est donc pas congédiée : elle circule à travers la convenance et trouve sa vérité dans le réglage formel.

Cette scénographie implique un ethos d’autorité intime : « Je connais son esprit, sa beauté, son mérite » (v. 5). Le je n’est pas la voix anonyme d’un blason, mais un témoin responsable qui « peint au naturel ». Pourtant, la même voix se tient à distance des hyperboles brutales : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (v. 6) ; « Son nez n’est pas mal fait » (v. 11). La litote et l’entre-deux sont ici signature d’un style moyen : ni effusion, ni sécheresse, mais une tenue qui refuse l’emphase tapageuse. Même les exclamations (« Qu’ils sont fins ! qu’ils sont doux ! », v. 12) évitent tout débordement expansif. Ainsi le blason corporel, très complet (cheveux, teint, yeux, bouche, dents, gorge, bras, mains, taille : v. 10-34), se déploie sous le signe de la mesure ; l’hyperbole pétrarquisante subsiste (« cent mille trépas », v. 4 ; « où l’Amour prend ses armes », v. 13-14), mais elle est polie par une civilité des affects qui préfère l’agrément du je ne sais quoi (« Elle a cet air galant… un charme inexplicable », v. 29-30) et la santé nécessaire au plaisir (« La fraîcheur de son teint, et sa vivacité, / Font bien voir que Phillis a beaucoup de santé », v. 27-28) à la fureur larmoyante.

La structure du poème, très lisible, mène du corps à l’esprit, puis de l’esprit au secret. Le premier pivot décisif est situé au vers 35 :  « Son esprit tout divin répond à ce beau corps » (v. 35). Ici, Deshoulières corrige les soupçons de superficialité, et de ce bel esprit mondain raillé par les adversaires des « Précieuses » : « Ce n’est point un esprit qui n’a que l’apparence » (v. 37) ; il est « grand, plein de feu, solide, égal et doux » (v. 39). Tout est affaire d’alliage : le feu n’est pas l’emportement, car il demeure égal et doux ; la fierté cohabite avec le jugement et la mémoire (v. 41-42). Le style moyen n’est pas l’apathie : c’est une intensité tenue, une ardeur gouvernée. S’y ajoutent les marqueurs de sociabilité lettrée : « Ses billets sont galants… Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit » (v. 43-44), et surtout la compétence partagée : « Elle n’a pas besoin qu’on lui traduise rien / De ce que nous avons du Tasse et de Virgile » (v. 48-49). Le « nous » dit la connivence et la complicité : en Mademoiselle de Vilenne, la poétesse peut se reconnaître, puisque, Deshoulières aussi maîtrisait ces langues et ces œuvres, de sorte que Madame de Vilenne est construite comme un double ou une jumelle de la poétesse : une Moderne qui confesse lire et goûter aussi la littérature ancienne, mais sans étaler avec impudeur une érudition de femme savante. Le portrait devient ici autoportrait oblique : dans l’univers mondain, parler de soi passe souvent par la louange de l’autre.

La fin du poème rehausse encore cette éthique par deux traits. D’une part, la modestie : « Chaque jour cette admirable fille / Cache soigneusement tous ces dons précieux » (v. 50-53). D’autre part, la tempérance des humeurs : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également » (v. 55-56). L’oxymore maîtrisé produit une musique affective subtile : ni fadeur, ni tumulte, mais un mélange qui rend la personne « charmante ». Vient alors la réticence qui dit plus qu’elle ne tait, conformément à l’esthétique du laisser deviner, lointain héritier du senhal courtois qui cultivait déjà la discrétion : « Et si je ne craignais pas de la mettre en colère, / Je dirais qu’elle en fait admirablement bien » (v. 46-47). La confidence intime passe paradoxalement par la réticence à dire et le secret gardé ; elle dit qu’elle ne dira pas. On peut y lire un souvenir de l’éthique courtoise qui vient doubler la discrétion mondaine. Par praeteritio, la poétesse atteste sans exhiber ; elle confirme l’anti-curiosité propre à la conversation honnête (( Voir l’excellent article, comme toujours, de Myriam Dufour-Maître, « Une anti-curiosité : la discrétion chez Mlle de Scudery et dans la littérature mondaine (1648-1696) » in Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, éd. Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdarde, ENS Editions, 1998, p. 333-358. )) . La clausule pousse cette logique jusqu’au bout : « Mais chère Amarillis, on n’y connaîtrait rien, / On ne saurait jamais le sujet de sa flamme, / Ses yeux garderaient bien le secret de son âme » (v. 60-62). L’aveu n’est pas désavoué ; il est à couvert. Ilpasse ici par le motif de l’insinuation : l’amie fidèle connaît le secret de son amie mais restera à jamais silencieuse (« On ne saurait jamais le sujet de sa flamme, / Ses yeux garderaient bien le secret de son âme »). Le lyrisme s’invente ici sous le signe du secret, non du spectacle.

Cette poétique de la réserve n’est pas seulement un accommodement mondain ; elle reconfigure l’énonciation elle-même. Le portrait est polyadressé : il s’adresse explicitement à « chère Amarillis«  (v. 16, repris v. 60), mais se sait prononcé devant témoins — ceux des ruelles et les lecteurs du livre. D’où un dispositif de conversation : apostrophes, gradations, couplets à rimes plates qui privilégient la continuité argumentative sur l’éclat isolé. Les « billets » mentionnés (v. 43) et l’égalité entre écrire et parler (v. 44) thématisent l’échange, le don/contre-don d’esprit qui fonde la sociabilité galante. Dans ce régime polyphonique, le lyrisme cesse d’être soliloque : il devient pacte d’écoute.

On comprend dès lors en quoi la voie choisie par Deshoulières est un chemin de crête, non une facilité. Il est plus aisé d’exagérer que de tenir ; plus aisé de déclamer que d’insinuer. Or le poème assume la difficulté d’un « juste milieu » qui n’a rien d’une tiédeur : litotes qui aiguillent le jugement (« pas mal fait », v. 11), équilibres qui domptent les extrêmes (« ni grande ni petite », v. 6), alliances d’opposés qui densifient l’énoncé affectif (« plein de feu… égal et doux », v. 39 ; « enjouement » / « douce langueur », v. 55-56). L’émotion est là : les larmes (v. 14), les désirs (v. 13), l’aveu implicite (v. 46-47). Mais cette émotion passe par le tact, la pudeur, la discrétion, et la connivence. Loin de tout lyrisme spectaculaire, de tout épanchement, de toute intimité dévoilée sans pudeur, la poétesse cultive une intensité mesurée qui préfère l’agrément, la santé, l’urbanité du « je-ne-sais-quoi » (v. 19-20) aux « vieilles lunes » de l’effusion grandiloquente.

Le poème obéit à toutes les règles d’un jeu très formaté, égrenant la litanie des perfections attendues, tant morales que physiques. Mais trois procédés réintroduisent le vrai : la présence d’un « je » responsable et auctor qui garantit l’authenticité de la description (« je peins au naturel »), les bornes de la franchise et l’exigence du secret, qui laissent entendre une proximité affective ; le partage de références expertes, signes d’un lien réel, d’amitié, d’admiration, et de complicité, sous le signe de la littérature6 . Dans ce portrait, la sincérité circule à couvert : elle s’invente dans les conventions, et non contre les codes du genre. Le poème parvient à dire l’intime, dans des vers qu’on peut qualifier de pleinement lyriques, mais en respectant le pacte de la conversation galante, qui exige le voile.

On peut alors risquer une hypothèse d’ensemble : ce portrait programme, à l’échelle de l’œuvre, une entreprise réfléchie de déboulonnage des anciennes théâtralisations du sentiment. Matérialiste et épicurienne dans sa manière, c’est-à-dire attentive aux conditions concrètes du bonheur (santé, humeur, sociabilité, jugement) autant qu’à la joie de la lettre, Deshoulières maintient le chant, mais le déspectacularise. Elle n’oppose pas la sincérité aux codes ; elle la fabrique dans et par les codes. Ainsi le lyrisme, loin d’être une pure effusion, devient un art de vivre : conversation réglée, secret observé, amitié lettrée, modestie fière, tout un style d’âme qui, chez Vilenne, renvoie en miroir à la poétesse elle-même. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à envisager. Un “je” réglé par la civilité et l’échange, dont l’assise philosophique affleure jusque sous le masque burlesque de l’Imitation de Lucrèce, en galimatias fait exprès, pièce dont le voile comique dissimule mal des idées matérialistes. À la différence de la lyrique renaissante aussi bien que de la poésie post-romantique, foncièrement monologuées, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation, et par là fait signe vers une une esthétique de la mesure et de l’agrément qui substitue à l’ivresse du transport inspiré la politesse d’un bonheur partagé.

*

Cette désublimation du lyrisme au profit d’une autre forme d’intensité poétique, compatible avec l’agrément, la sociabilité douce et le style moyen, se repère à la fois dans les poèmes issus de sa veine amoureuse, dans ceux  issus de son inspiration encomiastique,  et même dans ses vers sacrés, comme nous allons le voir dans les prochains billets.

  1. Ingrid Riocreux, « L’illisibilité en pratique ou le choc des univers mentaux (l’exemple du lyrisme) « , Fabula-LHT, n° 16, janvier 2016, https://doi.org/10.58282/lht.1671 . []
  2. Il faudrait refondre au moins les sections « les thèmes lyriques » et la « tonalité lyrique », propres à faire des ravages en lycée. []
  3. Ingrid Riocreux, art. cit. []
  4. Ibid. []
  5. Francis Goyet, Le Sublime du ‘lieu commun’. L’Invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2018. []
  6. Voir sur ce point l’ouvrage de Conley déjà cité. []

La lyre au crépuscule

Le lyrisme est-il déjà en crise dans les années 1680-1690 ? Deshoulières en fut-elle l’un des agents ? Deshoulières, autrice née trop tard dans un monde poétique déjà bien vieilli, paraît avoir précipité ce prétendu déclin de la poésie lyrique que Sylvain Menant appelait « La chute d’Icare », et qu’il faisait débuter vers la fin du XVIIe siècle. Qu’en est-il vraiment ?

Les Modernes entre crise et progrès

Les contemporains sont les premiers responsables de ce discours décliniste. Le sentiment de décadence de la poésie s’amorce en effet très tôt, dès les années 1680, au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes. C’est de cette période que datent les prémices d’un des mythes littéraires les plus tenaces de notre historiographie, celui des vingt années miraculeuses de la splendeur classique (1660-1680), qu’on appelle parfois la « génération de 1660 ». En 1687, l’année où Deshoulières fait paraître son recueil, Perrault affirme dans son Siècle de Louis Le Grand la thèse du progrès des arts, mais ses vers laissent en même temps filtrer l’intuition d’un proche déclin1 . Il regrette l’époque du « célèbre Corneille » (qui décède en 1684), et considère avec nostalgie les auteurs de l’âge immédiatement précédent, tous décédés lorsque son poème est déclamé à l’Académie française :

Les Régniers, les Maynards, les Gombaulds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans,
Les galants Sarasins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans…2

Deshoulières, comme Perrault partisane des Modernes, laisse transparaître la même nostalgie et le même sentiment d’un déclin de la poésie, par exemple dans la pièce consacrée à déplorer la mort de Montausier : avec lui, c’est le souvenir d’une époque « aux Muses plus propice » qui disparaît :

Et tous deux sont suivis de ces Illustres Morts,
Qui dans une saison aux Muses plus propice,
Firent de leurs charmants accords. (p. 293)

La Motte, ou Chaulieu, qui écrit en 1713 « contre la corruption du style et le mauvais goût du temps », entérineront cette vision d’une « chute d’Icare » dont le début daterait des années 1680, et à laquelle la nostalgie de Deshoulières pour l’époque bénie de la Chambre bleue participe 3 .

Les « arrangeurs de syllabes »

La critique ultérieure emboîtera le pas des auteurs du temps et cherchera les raisons de cette décadence présumée. On considère d’abord que la poésie classique aurait souffert d’un excès de formalisme, dû en particulier aux exigences avant tout techniques de la réforme malherbienne, considérées comme incompatibles avec le libre flux de l’inspiration et débouchant sur un simple artisanat du vers.

Pour faire bref, on a appelé réforme de Malherbe (1555-1628) un recentrage de la poésie sur la diction, la correction et l’euphonie, au détriment du furor et de l’inventio. Génetiot résume ce basculement comme un déplacement « de l’invention vers l’élocution », instaurant le primat de l’art sur l’inspiration, avec une pratique méthodique de reprise et de polissage du vers. De ces principes découle un ensemble de normes techniques : une promotion de la rime riche mais sans excès, une prédilection pour les clausules, la formalisation de l’alexandrin en tétramètre correctement césuré, enfin, et peut-être surtout, une réingénierie de la strophe, et en particulier du dizain, divisé en deux quatrains suivis d’un tercet. Aux questions de prosodie et de métrique s’ajoute un purisme lexical entraînant la purgation des archaïsmes, mais aussi des provincialismes, des latinismes, des italianismes et plus généralement des « termes bas ». Malherbe traque jusqu’aux suites sonores jugées cacophoniques : il condamnait ainsi chez Desportes « Madame, Amour, Fortune & tous les Elemens », reprochant à son prédécesseur la succession des syllabes « Ma-da-ma »).

Ces maximes, reprises et amplifiées par Balzac et Vaugelas, provoquent un appauvrissement des ressources lexicales et, en particulier, une diminution du nombre de mots susceptibles de rimer entre eux. Malherbe ne craint pas une poésie conventionnelle : la mythologie y est par exemple rabattue au rang de comparant convenu ; Malherbe restreint les fables aux références les plus communes et les subordonne à une idée abstraite. La suite du siècle, marquée par le succès des Remarques de Vaugelas (1647) et de L’Art poétique de Boileau qui fera de Malherbe le grand réformateur de la poésie française (« Enfin Malherbe vint et le premier en France… », 1674), fera paraître la poésie comme une simple métromanie, et le poète comme un « arrangeur de syllabes » — formule que, d’après Tallemant, il appliqua à Racan et à lui-même4 .

Nuançons sans attendre cette vision technicienne de la position prêtée à Malherbe, afin de ne pas caricaturer sa « réforme » et de comprendre la nature et les enjeux des exigences formelles auxquelles Antoinette Deshoulières souscrivait, comme les autres poètes de son temps. D’une part, l’architecture malherbienne « impeccable » est explicitement tempérée par l’exigence d’euphonie et de « style doux et coulant » : la musique du vers reste un critère de la qualité de l’écriture. D’autre part, Malherbe n’invente pas ex nihilo un carcan : il précipite une évolution qui date de la fin de XVIᵉ siècle et tend vers l’ordre, la sobriété et la clarté; il propose un outillage rhétorique que le lyrisme comme le théâtre sauront exploiter. En somme, la mécanique post-malherbienne, pensée pour la netteté et la persuasion, n’abolit pas la veine lyrique : elle la reconfigure — ce qui n’empêche pas que, regardée depuis une poétique de l’inspiration, elle ait nourri le cliché d’une poésie classique définie comme un simple artisanat du vers, voire une prose versifiée.

L’idéal de clarté : rêve ou cauchemar?

La révolution philosophique, scientifique et technologique qui marque la seconde moitié du XVIIe siècle a aussi été considérée comme préjudiciable à la poésie. Rationalisme cartésien, absolutisme louis-quatorzien et mercantilisme colbertiste ne paraissent pas constituer un terreau favorable à l’émergence d’une forme littéraire associée à l’imagination et à la fantaisie verbale.

Michel Foucault parle, pour désigner cette période, du passage de l’épistémè de l’analogie à l’épistémè de la représentation5 . Il signifie par là que les conditions de possibilité du savoir (définition qu’il donne à « épistémè ») changent. Entrer dans l’épistémè de la représentation, dont la Grammaire et la Logique de Port-Royal constituent en quelque sorte le manifeste, c’est passer, vers 1650-1660, d’un savoir fondé sur les ressemblances et les similitudes à un savoir qui vise la mise en ordre du réel par des signes transparents.  Connaître revient désormais à établir des taxinomies et représenter correctement (définir, classer, mesurer, prouver). Ce nouveau régime de vérité, en prise avec la mathématisation du monde qu’implique la philosophie et la science modernes, aboutit à séparer radicalement les « choses » des « mots » qui se contentent désormais de les désigner le plus fidèlement possible. Les images poétiques risquent alors de se trouver alors privées de leur sève, dépouillées de la fonction cognitive héritée de la Renaissance, lorsque la connaissance reposait sur le repérage des similitudes, et pour finir réduites à un rôle purement ornemental. La métaphore classique, qui doit désormais être frappée au coin de l’évidence et du bon sens, tend à n’être admise qu’à proportion de sa transparence conversationnelle. Telle par exemple celle du « timon du vaisseau » (p. 198), qui constitue le roi en pilote d’un navire :

Nul Roi n’a porté seul le pénible fardeau,
Les a-t-on vu cesser dans ses douleurs cruelles,
Quoi qu’en des mains sages, fidèles,
Il eût pu confier le timon du Vaisseau ?

Deshoulières opte pour un cliché politique issu de l’Antiquité, celui de la « nef de l’État », image humble par cela même qu’elle est convenue, et immédiatement intelligible. On retrouve le même lexique quasi-administratif et concret dans la pièce à Turgot, lorsque la poétesse évoque « le dédale des lois » pour désigner la complexité du système juridique (p. 282).

Une fois rompu le lien quasi magique qui liait la parole poétique à l’essence des choses, une fois privée de son pouvoir heuristique ou épistémologique, la poésie semble au premier abord se trouve dépouillée de ses enchantements traditionnels, et contrainte comme la prose de viser la clarté, de fuir l’équivoque, de se laisser guider par la raison, avec la grâce et l’élégance pour seuls et derniers atouts. Or, la plupart des régimes poétiques, de la Renaissance au Surréalisme en passant par le Romantisme, associent si structurellement la poésie aux images que le statut accordé aux figures de comparaison par l’époque classique nous paraît assez inconfortable. Les clichés n’ont pas bonne réputation en littérature, de nos jours.

En réalité, ce récit de dessiccation de l’image, longtemps véhiculé par les histoires littéraires et perceptible encore dans la thèse de Sylvain Menant, ne tient qu’à demi6 . D’une part, les formes de la conversation imposent au discours poétique des vertus qui ne sont pas anti-figurales en soi : variété, brièveté, pointe s’accordent sans peine avec le ciselage de figures piquantes et inattendues ; d’autre part, la poétique du mot d’esprit exige une technicité rhétorique qui inclut l’usage habile des tropes : l’artifice et l’ingéniosité du concetto, fondés sur l’équivoque, l’antithèse ou le renversement, produisent des éclairs de vérité — comme des maximes en miniature. Ainsi l’idylle intitulée « Les Moutons » s’achève-t-elle sur une comparaison surprenante en forme de verdict moral : « Vous êtes plus heureux et plus sages que nous. » (p. 125). Ce dernier vers retourne tout le tableau pastoral : la nature (et les bêtes) donnent la norme d’une sociabilité sans domination — la chute vient ici condenser une leçon éthique, voire politique. La figure apparaît propre à cristalliser une norme ou à délivrer une leçon, sur la vanité, la mesure ou l’amitié. Autre exemple : « Ah ! c’est un dévot de cabale » (p. 314) qui sert de relance à l’Epître au Père de La Chaise. Le trait final ou intermédiaire n’est pas un ornement : il qualifie une conduite, fixe une typologie sociale et produit l’effet de vérité d’un mot juste. La figure, dont la fonction relève ici de la satire, classe les comportements et sanctionne, par le rire ou l’élégance, ce qui est convenable en société. Antoinette Deshoulières, qui affectionne également les images plus amples et jusqu’aux comparaisons de style homériques, est loin de négliger les tropes. La ballade à sa fille comporte ainsi une longue métaphore filée : « Fille ressemble à ce bouton vermeil… » (p. 229). Enfin et surtout, si Deshoulières ne se caractérise pas souvent par l’invention de stupéfiants-images inouïs, elle parvient à déplacer ou réactiver subtilement des images conventionnelles afin de leur donner un sens nouveau. Dans la même ballade, l’image classique de la rose qui se fane, topos bien émoussé depuis Horace et Ronsard, laisse place à l’épine, non le reste passé de la fleur, mais son repoussoir dangereux. L’image la plus « classique », celle de la femme-rose, n’est gardée que pour être privée de tout lyrisme au profit d’une pointe mordante dont l’épine apparaît comme la mise en abyme.

*

Plutôt qu’un assèchement pur et simple, le changement d’épistémè opère une conversion du figuré. La métaphore cesse sans doute d’être clé herméneutique du monde, comme elle l’était à la Renaissance, mais elle devient preuve de justesse, sous l’égide des principes de clarté, de naturel et de convenance ; elle devient aussi  levier pragmatique dans des formes brèves et dialogales, visant à renforcer les effets et les adresses. C’est cette re-fonctionnalisation de l’image — et non sa mort — qui a pu faire paraître le figuré classique comme décoratif. Or, vu de l’intérieur, il s’agit d’un changement de régime de vérité des figures, calibré par la raison et la conversation.

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Le cliché contestable d’un « déclin » durable de la poésie s’enracine dans des textes qui remontent au début du XVIIIᵉ siècle : dès 1719, La Motte ouvre son Discours sur la poésie en général par une adresse à « ceux qui sont trop prévenus contre [la poésie] » ; il dénonce plus loin la « tyrannie de la rime » et plus généralement les contraintes qui gênent la liberté d’expression :

Eh ! Le moyen que la mesure des vers, la tyrannie de la rime, jointe sur-tout à la contrainte de l’ ode, ne nous arrachent quelquefois un mot que nous sentons bien n’ être pas le plus juste, mais que nous nous pardonnons en faveur de quelque beauté que nous serions obligés de sacrifier avec lui ?7

Ces réticences révèlent qu’un préjugé contemporain existe déjà, lié à la promotion de la prose claire, et à la redéfinition des critères esthétiques par Du Bos à la même époque. Mais cette thèse d’une chute d’Icare suivie d’une longue nuit de la poésie se cristallise surtout au XIXᵉ siècle, chez les historiens de la littérature. Nisard, puis Lanson considéraient le XVIIIᵉ comme un « siècle de la prose », 8 la « décadence » de la poésie débutant en réalité dès la période louis-quatorzienne. Dans les années 1950-1960, la vogue du baroque littéraire, qui remit à l’honneur tant d’auteurs méconnus du début du siècle, tendit à dévaloriser par contre-coup la poésie du « plein-classicisme » (Rousset), au sein de laquelle ne surnageait guère que la figure de La Fontaine. Tous négligèrent la poésie galante et mondaine de la fin du siècle, accréditant ainsi par ce dédain le lieu  commun de la chute d’Icare.

En acceptant l’idée d’une « crise de la poésie » et en reconnaissant l’absence de figure exceptionnelle au cours de cette période marquée par « l’immobilisme », Menant reconduit en partie l’idée d’un déclin des hautes ambitions poétiques. Mais son enquête montre aussi l’intense vitalité d’une production versifiée nourrie par les périodiques et les “petits genres”. La poésie, loin de se tarir à partir de la réforme malherbienne, ne renonce à sa prétention grandiloquente que pour se déplacer du côté du naturel et du « style moyen », au sein d’une scénographie mondaine. En réalité, c’est pour une grande part notre conception datée du lyrisme, tributaire du Romantisme, qui fait écran aux pratiques salonnières du XVIIᵉ siècle.

  1. Contrairement à Fontenelle, seul adepte à l’époque de la thèse d’un progrès continu des arts, Perrault considère que l’âge de Louis XIV marque un somme insurpassable et qu’on ne saurait monter plus haut. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre carnet consacré à Boileau: https://boileau.hypotheses.org/174 []
  2. Charles Perrault, Le Siècle de Louis XIV, 1687. []
  3. Voir Menant, La Chute d’Icare, op. cit. p. 104. []
  4. Gédéon Tallemant de Réaux, Historiettes, Paris, A. Levavasseur, 1834, t. I, p. 172. Les deux ouvrages essentiels pour bien comprendre la réforme malherbienne sont : Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes [1891], Paris, Armand Colin, 1969 ; René Fromilhaghe, Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. []
  5. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Rééd. coll. « Tel », 1990. Chapitre 2, « La prose du monde ». []
  6. Si je n’éprouvais  quelque scrupule à égarer l’agrégative et l’agrégatif diligents en lectures inutiles, je les renverrais au Chant de la grâce. Port-Royal et la poésie, Paris, Champion, 2003, où j’aborde ces questions depuis le prisme de Port-Royal. []
  7. Œuvres de Monsieur Houdar de La Motte, Paris, Prault, 1754, p. 55. []
  8. Marius Roustan, La Littérature française par la dissertation, Paris, Paul Delaplane, s. d. []

La dernière Précieuse ?

La poésie d’Antoinette Deshoulières : « un charmant badinage »

Antoinette Deshoulières semble d’abord s’inscrire pleinement dans la tradition de la mondanité galante du milieu du XVIIe siècle, héritée des salons précieux de l’époque de l’Hôtel de Rambouillet, et en reconduire la « poétique du loisir mondain ».
  • Comme ses prédécesseurs tels que Voiture ou Sarasin, elle conçoit la poésie avant tout comme un loisir aristocratique et non comme une carrière littéraire. En effet, la poétesse, qui attend dix ans avant d’activer le privilège reçu pour son recueil de poèmes, affecte de cultiver une indifférence à l’égard de la poésie imprimée partagée par l’ensemble de l’aristocratie. Elle privilégie la circulation orale ou manuscrite de ses vers dans les cercles choisis, ou la parution occasionnelle et éphémère dans le Mercure galant, plutôt que la publication formelle en volume, qui n’interviendra qu’en 1688. Cette amateurisme assumé est confirmé par Antoinette-Thérèse, dans la préface de l’édition de 1695 des œuvres de sa mère, où elle écrit que cette dernière « travaillait si peu dans la vue de faire passer son nom à la postérité », ne cherchant qu’à plaire sur le moment sans même conserver ses œuvres. Antoinette elle-même qualifie d’ailleurs ses écrits de simples « bagatelles » (p. 304), attitude typique de la poésie de salon où l’on écrit pour le plaisir et l’agrément du cercle mondain, non pour la gloire littéraire ou le profit.
  • Deshoulières fréquente les mêmes milieux que la génération précédente et s’en inspire. Jeune, elle a pu observer les salons de quelques « ruelles » fameuses avant de tenir le sien propre avec sa fille. À l’image des dames de l’hôtel de Rambouillet ou de Madame de La Sablière, elle privilégie la poésie de circonstance, spontanée et légère, au sein d’un cercle intime. Ses pièces galantes circulent ainsi comme un « tourbillon léger et enjoué, qui se distingue des écrits sérieux, voués à l’édition », comme l’écrit Sophie Tonolo, perpétuant l’esprit d’évanescence poétique de ses illustres aînées. Par exemple, dans le Mercure galant de 1678, Deshoulières lance la mode des « épîtres de chats ». Sous le nom de sa chatte Grisette, elle échange des lettres en vers avec d’autres chats de dames de la cour, au grand délice du public mondain de l’époque1 . Ce divertissement littéraire, frivole en apparence fait écho aux jeux d’esprit pratiqués par Voiture et ses amis un quart de siècle plus tôt.
  • La composition du recueil, par son savant désordre, a tout d’une ruelle imprimée. Il retient l’écho des conversations orales et mondaines qui l’ont vu naître, et fige des échanges nés à chaud (billets, chansons, etc.). La polyphonie est explicite, dans la querelle des ballades du temps jadis comme dans le cycle de la poésie animalière : à travers le jeu des réponses en chaîne, nous entendons les multiples voix d’une conversation versifiée. Nous sommes témoins des défis et des réponses. Des traces textuelles manifestent le rôle joué par l’édition pour relier et stabiliser des bribes volatiles (« rimes qui couraient alors », p. 532, « un mauvais rondeau qui courait », p. 393). Les destinataires des poèmes, ou même les pièces d’autres auteurs insérées dans l’œuvre, manifestent la dimension essentiellement dialogique et collective de la poésie des ruelles. Le pseudo-anonymat des astérisques ne fait au fond qu’authentifier l’authenticité du dispositif : à la lecture du recueil, on entre bel et bien dans la ruelle d’Antoinette, dont l’édition fixe l’éphémère, faisant revivre ces querelles mondaines qui rejouent en demi-teinte les grands disputes littéraires du siècle, ainsi la « querelle des ballades » en 1684, qui rappelle la querelle des sonnets d’Uranie et de Job entre Voiture et Bensérade2 .
  • Les genres mondains privilégiés par Deshoulières trahissent aussi cette filiation galante. On relève dans son œuvre une prédilection pour les formes brèves prisées un demi-siècle plus tôt : madrigaux (elle en compose une quinzaine), chansons (une dizaine), ballades (huit), rondeaux (huit également) et églogues. Ces petits genres légers, remis à l’honneur par Voiture et ses contemporains, forment l’ossature de la poésie de société de 1630-1660. Deshoulières perpétue ce goût : par exemple, elle cultive le madrigal galant, pièce courte célébrant les émois du cœur avec grâce et esprit, réputée « respirer la douceur, la tendresse et l’amour » selon Boileau (Art poétique, chant II). De même, elle renoue avec la ballade à refrain et même avec le « vieux langage » marotique par jeu d’érudition, comme on le faisait jadis dans la Chambre bleue de l’incomparable Arthénice : « Le bel Esprit, au siècle de Marot.. » (p. 172). L’exemple le plus représentatif de cette veine au sein de notre recueil est sans doute la ballade en style archaïque insérée dans une épître, véritable hommage à « l’âge d’Amadis » chevaleresque cher aux précieux (p. 151). Par ces choix formels, Deshoulières manifeste sa dette envers les divertissements poétiques de l’ancienne génération galante.
  • Cette continuité s’aperçoit aussi dans le goût du badinage : ses contemporains louent son talent à « railler & badiner finement & agréablement » (( Cité par V. Schröder, « Madame Deshoulières ou la satire au féminin », art. cit. )) sans jamais blesser. Le badinage n’est pas gratuité : il est l’outil par lequel Grisette tente d’apprivoiser le désir de Tata et de le civiliser :

Pour moi qu’un heureux sort fit naître tendre et sage,
Je vous quitte aisément des solides plaisirs.
Faisons de notre amour un plus galant usage,
Il est un charmant badinage
Qui ne tarit jamais la source des désirs. (p. 379)

Dans ces vers, Deshoulières érige la douceur en principe de gouvernement du désir, contre l’absolu de la passion néoplatonicienne tout autant que contre l’obscénité. L’attaque (« tendre et sage« ) dessine un autoportrait éthique : la voix se place d’emblée sous le signe de la mesure, loin de toute bravade libertine. Vient aussitôt le glissement ironique : « je vous quitte aisément des solides plaisirs ». Le qualificatif « solides », qui renvoie à l’épaisseur et à la crudité des désirs, est congédié avec une élégance qui fait de la renonciation un geste léger et choisi ; la douceur s’y définit contre l’épaisseur. À cette brutalité évincée, le poème oppose un lexique de civilité : « un plus galant usage ». L’amour est rapporté à un code (« usage ») : non pas contrainte, mais norme de convenance qui stylise l’élan et l’apprivoise. Le cœur de la proposition tient dans « un charmant badinage » : terme-clef de la sociabilité mondaine, le badinage réduit la tension (de l’ardeur au jeu) sans jamais nier l’énergie du désir. Bien au contraire, la clausule l’affirme en positif : « qui ne tarit jamais la source des désirs ». La douceur n’éteint pas ; elle régule et, ce faisant, rend durable le plaisir, elle transforme la dépense en échange soutenu. Un psychanalyste dirait qu’elle la sublime. Ainsi, contre la veine satirique ou la gauloiserie, la pièce recalibre le désir en jeu réglé : on y brille sans blesser, on plaît sans outrer ; bref, ces vers incarnent une poétique de la mesure où la galanterie donne sa forme aimable à l’érotique.

À travers ces exemples de poésie mondaine, Deshoulières apparaît donc comme l’héritière directe de la galanterie précieuse du milieu du siècle, tant par ses choix de genres, de styles que par son ethos d’aristocrate lettrée écrivant pour le plaisir d’un cercle.

Nous verrons dans l’étude du détail des textes que l’on peut aisément retrouver dans la poétique de Deshoulières tous les traits définitoires de la poétique mondaine tels que les a établis Alain Génetiot :

  • L’esthétique des « grâces et des ris » (p. 252), caractéristique d’un néo-alexandrinisme auquel se mêle l’héritage d’Ovide. L’idéal esthétique, c’est cette grâce si difficile à saisir et dont La Fontaine disait qu’elle était « plus belle encore que la beauté;
  • Le renouveau de la pastorale, cadre idéalisé d’une utopie sociale.
  • Le goût pour un médiévalisme badin et néo-gothique, perceptible dans la nostalgie du temps de la chevalerie, les rondeaux en « vieux langage » ou les ballades d’autrefois (p. 140, « Ballade » « A M. le duc de Saint-Aignan »)
  • Le classicisme latin, sensible dès le début du recueil à travers l’imitation d’Horace, dont Deshoulières reprend les genres favoris, épître, satire, ode; ou encore dans la pratique des formes virgiliennes comme l’églogue.
  • Une facture malherbienne plaisamment mise à distance, comme on voit dans la parodie du Cid (p. 457) : « en cet affront Malherbe est l’offensé ». L’héritage du poète normand est contredit par la présence d’archaïsmes et de procédés de versification venus de la Renaissance et de la fin du Moyen-Âge, mais son nom souligne qu’il reste une référence par rapport auquel la poétesse doit se situer.
  • La pratique d’une poésie-conversation marquée par le dialogue, la familiarité, le naturel et les traces d’oralité, au service d’une utopie sociale fondée sur l’agrément partagé. La présence de voix multiples dans le recueil, ou la pratique des joutes (bouts-rimés de 1684, échanges avec le duc de Saint-Aignan publiés dans le Mercure galant) montrent combien la valeur d’un poème tient à sa position dans la chaîne des répliques. Ce dialogisme est l’un des traits structurants de Deshoulières, dont bien des pièces s’inscrivent dans l’échange (réponses, joutes, conversations en vers) et prennent sens par leur circulation au sein de l’élite aristocratique et littéraire. Il innerve aussi les pièces “encomiastiques” adoucies par la pastorale : Idylle sur la naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne (1682), Idylle sur le retour de la santé du Roi (1686), dont nous parlerons plus en détail par la suite.
  • La reprise atténuée des grands thèmes de la lyrique amoureuse et thuriféraire : le dialogue avec Pétrarque est central, mis en scène en particulier dans l’épître à Mademoiselle de La Charce, p. 120.
  • Le parti pris d’enjouement: « Et la plus enjouée et brillante jeunesse / L’est bien moins que ma belle humeur », dit Mittin à Grisette (p. 384)
  • La négligence savante et le style moyen désinvolte: « vous jouez avec moi, mais c’est nonchalamment », déclare Blondin à Grisette, en une tournure dont l’intérêt métapoétique (p. 381) manifeste la sprezzatura calculée de Grisette.

Quelques lectures

L’art du portrait (p. 88)

« Sa taille n’est encor ni grande ni petite,
Elle est libre, mignonne, et pleine d’agrément.
Son nez n’est pas mal fait ; mais que ses yeux sont beaux !
Ses yeux noirs et brillants où l’Amour prend ses armes… »

Ce portrait met en scène une esthétique de la mesure qui désarme la brutalité de cour. Dès le début (« ni grande ni petite ») la formule en balancier installe l’entre-deux : c’est l’anti-hyperbole par excellence, signature d’un goût qui refuse le choc du contraste, et estime comme Aristote que la vertu est dans le juste milieu. La suite précise l’horizon d’évaluation : « libre, mignonne, et pleine d’agrément ». Agrément est le mot-clef mondain : on juge moins la puissance des traits que la grâce de la présence (aisance, liberté des mouvements), ce qui substitue à la logique du trophée viril une économie de civilité. Vient alors la litote (« Son nez n’est pas mal fait ») qui euphémise la louange et tient à distance la curiosité indiscrète du blason anatomique : la politesse gouverne la description, on n’appuie jamais, et par surcroît on évite ce que Laure Mulvey appelle le « male gaze ». Le regard féminin entreprend ensuite de se déplacer vers le haut et de spiritualiser l’attrait : « mais que ses yeux sont beaux ! Ses yeux noirs et brillants ». L’éloge quitte le détail corporel pour l’expression, c’est-à-dire l’âme et l’esprit, évitant la crudité où aime s’encanailler la rustrerie courtisane. La clausule « où l’Amour prend ses armes » relève de la galanterie. L’amorce guerrière (« armes ») n’est plus qu’une métaphore aimable, retournant l’imaginaire du duel en jeu d’esprit, la force en douceur et en urbanité.

Du carpe diem au memento mori : les Fleurs

Chez Deshoulières, la brièveté et la pudeur n’interdisent pas le grave : l’idylle Les Fleurs convertit un memento mori, dont la modalité funèbre s’éclaire de nuances horatiennes en clair-obscur :

Que votre éclat est peu durable,
Charmante fleurs, honneur de nos Jardins !
Souvent un jour commence et finit vos destins,
Et le sort le plus favorable
Ne vous laisse briller que deux ou trois matins.
Ah, consolez-vous-en, Jonquilles, Tubéreuses :
Vous vivez peu de jours, mais vous vivez heureuses… (p. 170)

La perspective de la mort inéluctable assombrit le motif ronsardien, manifestant jusque dans la légèreté épicurienne de Deshoulières l’influence du clair-obscur augustinien cher à Philippe Sellier.

L’épître comme conversation mise en vers : le dossier Montausier (1684–1688)

L’épître est par excellence l’incarnation littéraire de la conversation, qu’elle a pour tâche de mettre en forme sans figer. L’ensemble de poèmes parus à l’occasion de L’Amadis de Lully (1684) en fournit une éloquente démonstration.

Au début de 1684, la création d’Amadis, opéra inspiré d’un roman de chevalerie encore fort célèbre, relance dans le « monde » une dispute sur la vraie galanterie. Deshoulières y répond par une ballade « en vieux langage » dont le refrain deviendra proverbial, « On n’aime plus comme on aimait jadis », d’abord publiée dans le Mercure galant (janvier 1684), puis insérée au recueil de 1688 avec son contexte et ses suites poétiques. Cette ballade n’arrive pourtant jamais « seule » : elle est présentée, adressée, et cadrée par une « Épître à M. le duc de Montausier, en lui envoyant la ballade qui suit », que l’édition de 1688 enregistre explicitement. L’appareil du livre donne ainsi à voir ce qui, en amont, fut un geste de sociabilité : l’envoi, la scène d’adresse et l’invitation à la réplique.

Dans cette épître d’envoi, la poétesse met en scène la conversation mondaine : elle désigne son interlocuteur (Montausier), en fixe le ton (un « chagrin » enjoué, non vindicatif) et légitime le propos par la mémoire de Rambouillet. Le début célèbre « Montausier dont le cœur ferme, grand et sincère, / Seul, dans un siècle corrompu, / Possède, connaît et révère / Le vrai mérite et l’antique vertu ») fait de l’allocutaire un arbitre éthique (le seul qui « tienne » encore l’antique vertu) et installe l’épître comme tour de parole inaugural (« Souffrez qu’en vos mains je dépose / les innocents chagrins de mon cœur irrité »). L’épître n’est pas commentaire : elle est un acte de sociabilité qui ouvre la discussion en confiant en mains sûres la pièce à débattre.

La suite prouve que la lettre sollicite effectivement la réponse : autour d’Amadis s’engage une joute où La Fontaine réplique par une ballade à rimes identiques (« On aime encor comme on aimait jadis »), tandis que le duc de Saint-Aignan répond à son tour ; et Deshoulières intègre ces répliques dans son édition, soulignant délibérément le caractère dialogique de l’ensemble. La ballade « d’appel » est ainsi encadrée (par l’épître) et prolongée (par les contre-pièces), exactement comme dans une causerie de ruelle où l’hôtesse, maîtresse et initiatrice de la parole, distribue les tours, puis laisse la parole circuler : le livre archive cette polyphonie ordinaire de la mondanité.

Sur le plan pragmatique, l’épître d’envoi fait ce que fait une maîtresse de maison : elle introduit le sujet (un présent « corrompu » où l’amour n’est plus qu’en « chansons « ), oriente la réception du côté de la douce fermeté en refusant la « raillerie aigre », et met en circulation la pièce jointe, « la ballade qui suit ». Elle est l’outil rhétorique par lequel la conversation se forme (comme l’attestent l’adresse, les vocatifs, et la seconde personne), s’ajuste (à-propos, tact), et s’ouvre à l’assemblée implicite des lecteurs-auditeurs.

Sur le plan institutionnel, l’édition scande les tours de parole et entérine le don/contre-don : la table de 1688 enchaîne « l’Épître à M. le duc de Montausier », la ballade « À Caution tous amants sont sujets », puis les réponses (« Réponse à M. le duc de Saint-Aignan », etc.) Le volume devient la mémoire réglée d’un échange né en présence, relayé par le Mercure galant, et désormais canonisé par l’ordre du livre.

Sur le plan poétique, le choix de l’épître suivie des ballades déplace la satire dans le registre de la civilité : elle permet la pointe morale et la mélancolie polémique sans passer par l’étiquette de « satire » (jugée indécente pour une femme, explique Schröder), exactement selon la grammaire de la conversation mondaine (litote, concession, euphémisme, pointe). L’épître assure cette décence : elle règle le face-à-face, protège l’énonciatrice derrière l’autorité de l’allocutaire, et reconduit la norme partagée de l’urbanité.

Au total, le cas Montausier montre que, chez Deshoulières, l’épître est la forme-mère de la conversation mise en vers. C’est parce qu’elle est d’abord un acte de sociabilité que l’épître peut, ici, porter la critique des mœurs, sans bruit de tribunal, mais avec l’autorité concrète d’une parole « présentée » et partagée.

Le formalisme mondain doublé de pudeur n’empêche pas l’expression de paroles graves ou personnelles, mais dans cet univers galant, on ne s’exhibe pas en génie souffrant : on module sa voix, on passe par des personae, on ajuste l’ethos et l’adresse, c’est-à-dire qu’on n’oublie jamais que ses propos s’inscrivent dans une scène sociale. L’émotion littéraire n’est pas absente, mais elle passe par la litote et la pointe plutôt que par le cri déchirant donné comme sincère et sorti des entrailles. Au sein de cette culture salonnière, le lyrisme ne peut qu’être en dialogue, souvent répliqué, volontiers dialectique, comme une « conversation de personnes absentes » (Scudéry), loin d’être confiné au soliloque lyrique : c’est même l’un des traits structurants de Deshoulières, dont bien des pièces s’inscrivent dans l’échange et la circulation. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à articuler, et donc un autre lyrisme. A la différence de la lyrique post-romantique, foncièrement soliloque, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation. Entrer dans une œuvre comme celle d’Antoinette Deshoulières suppose donc un dépaysement critique : il convient d’admettre qu’une culture très proche par ses sociabilités (politesse, esprit, humour) et par ses héritages (Antiquité et Renaissance), puisse nous être aussi étrangère par ses cadres énonciatifs et créatifs. À défaut, on restera sur le pas de la ruelle et l’on confondra différence et insignifiance.

Par delà la galanterie

Si Deshoulières doit beaucoup à la mondanité galante de ses prédécesseurs, elle ne s’y réduit pas et s’en démarque à plusieurs égards, affirmant une voix originale.

  • D’abord, son contexte historique et personnel la poussent à dépasser la simple fantaisie galante. Écrivant dans les années 1670-1690 sous le règne de Louis XIV, elle évolue à une époque où le classicisme triomphant valorise les formes sérieuses (épopée, tragédie, satire officielle) au détriment des jeux poétiques précieux jugés désuets. Persévérer dans la veine galante était déjà en soi une singularité.
  • Deshoulières insuffle souvent à ses poèmes mondains une portée réflexive ou critique plus appuyée que ne le faisaient les puristes de la galanterie précédente. Lectrice des moralistes et amie de La Rochefoucauld, Deshoulières écrit dans une culture où l’amour-propre, les fausses vertus et la vanité des réputations font l’objet d’un démontage systématique. Ce cadre théorique reconfigure le sujet lyrique, qui soupèse les motifs même qui le constituent et s’ingénie à déjouer les séductions de sa grandeur. Les formes brèves (madrigal, portrait, idylle), loin de viser seulement à l’agrément galant, fonctionnent alors comme des micro-dispositifs d’épreuve, pour ne pas dire des essais en retenant de ce mots certaines de ses connotations montaigniennes : elles testent le poids des affects, dégonflent les grandiloquences, récusent l’héroïsme spectaculaire (y compris moral), et substituent à la rhétorique de l’élévation une éthique de la justesse du plaisir mesuré, du présent habitable, et d’une clarté proche de la prose.
  • une mélancolie funèbre assombrit ses vers, hantés par les « tombeaux » (p. 368) et les « réflexions morales » (p. 339). Le ton même de Deshoulières se démarque par moments de la légèreté attendue. Si elle sait être aimable et tendre dans ses idylles, elle laisse aussi percer une mélancolie désabusée peu commune chez les galants optimistes du milieu du siècle. Plusieurs madrigaux de sa plume, sous couvert de gracieux adieux d’amour, délivrent en réalité une morale de la désillusion. Par exemple, à la fin du madrigal « Que la fin d’une tendre ardeur » (p. 224), la poétesse conclut « qu’un cœur vers la raison fait un triste retour ! », c’est-à-dire qu’après les folies d’amour, le retour à la raison n’apporte qu’amertume. Cette tonalité de regret, cette idée que la tendresse précieuse d’autrefois est toujours ternie trahit l’influence des moralistes (en particulier La Rochefoucauld à qui Deshoulières adresse une ode, p. 241), mais aussi l’esprit d’un temps plus sceptique. On est loin de l’insouciance triomphante des compliments de Voiture. De même, dans ses « Réflexions morales » en vers, Deshoulières adopte la forme de maximes poétiques à la manière de Pascal, méditant sur l’illusion de la gloire, les vanités humaines, et la douleur de la condition mortelle. Ces préoccupations graves et morales, en accord avec l’esprit des moralistes, excèdent le champ de la poésie galante traditionnelle. La tragédie Genséric fait d’ailleurs entendre une voix anti-héroïque : Eudoxe y professe que “le repos […] est le seul bien”, en écho aux Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité (prose contre la passion de gloire), et au contre-modèle « égalitaire » et anti-humaniste donné par les bêtes dans La Solitude (« Ils sont moins barbares que nous »).
  • Deshoulières adopte volontiers la voix du satirique pour s’indigner des travers du temps et se moquer des abus, ainsi dans la série des « épîtres chagrines », dont elle emprunte la forme à Scarron qui l’avait inventée. Le sentiment de décadence qui se dégage de ces textes la rapproche du ton d’un La Bruyère, dont l’œuvre est exactement contemporaine, mais en prenant soin de ne pas heurter ses lecteurs par une parrhèsia trop franche, qui risquerait de blesser ses lecteurs et lectrices.
    Dans l’une de ces épîtres, par exemple, elle regrette la perte des vraies valeurs de la galanterie : elle y fustige la mollesse des jeunes fous de la « nouvelle Cour » (p. 180) et blâme la complaisance des dames actuelles qui, par leurs « indignes manières », encouragent ces galants à mal se comporter. On le voit, Deshoulières n’hésite pas à moraliser et à analyser les relations entre les sexes et les générations, manifestant ainsi un usage plus sérieux du verbe mondain que les frivolités de pur agrément chères à Voiture. Ce faisant, elle mobilise à la fois la tradition critique masculine en l’adoucissant, mais aussi la perspective féminine de la précieuse, défendant un idéal d’égards mutuels et d’égalité entre hommes et femmes. Ce regard plus grave sur la vraie galanterie (qu’elle voit se perdre) la distingue nettement de la célébration insouciante du jeu amoureux chez ses devanciers.
  • Par ailleurs, Deshoulières apporte à la poésie mondaine une dimension intellectuelle et philosophique inédite. Élevée dans l’entourage de libres penseurs épicuriens (son mentor, le gassendiste Jean Dehénault, lui dédia une épître la dissuadant des illusions de la gloire littéraire), elle intègre à ses vers des enjeux de pensée modernes. Sa poésie animalière est plus profonde que ne l’a cru Sainte-Beuve : sous le voile léger d’une correspondance burlesque entre animaux, la poétesse prolonge en réalité le débat sur la nature de l’âme des bêtes lancé par Descartes. Sous l’apparence anodine, Grisette la chatte et ses prétendants félins permettent à Deshoulières de questionner la frontière entre l’homme et l’animal. Deshoulières infuse du sens philosophique dans le cadre galant : ses chats galants et pensants réfutent, en badinant, la conception de « l’animal-machine », et exaltent la nature vivante et le désir. De plus, cette fable amoureuse zoophile sert de miroir satirique des mœurs humaines. En pastichant la langue galante à travers Grisette, la poétesse dénonce les artifices de la préciosité excessive, joue des conventions des ruelles, bouscule les bienséances et rétablit les contingences du corps. Si Tata ne peut être qu’un parfait galant c’est en effet parce qu’il a été castré :

Vous dirai-je ma peine extrême ?
Je suis réduit à l’amitié
Depuis qu’un Jaloux sans pitié
M’a surpris aimant ce qu’il aime. (p. 378)

Là où un Voiture se serait contenté de flatter spirituellement les dames, Deshoulières se sert du jeu mondain comme vecteur critique, pratiquant une forme d’auto-dérision du galant décor pour mieux distinguer la véritable galanterie de ses dérives trompeuses.

  • Enfin, Deshoulières se distingue de ses modèles masculins par sa position d’autrice femme qui l’amène à des choix singuliers. La création, en 1680, de Genséric représente un exploit pour une femme de lettres de son temps, et une incursion dans les genres nobles qui n’était pas dans les cordes d’un Voiture. De plus, elle dut composer avec les limites imposées à la parole féminine. Dans une ode philosophique adressée au vieux duc de La Rochefoucauld, la poétesse expose audacieusement sa vision épicurienne de la mort (nier la peur de l’au-delà, accepter la douleur physique comme seul mal réel). Mais soudain, consciente de braver un interdit, elle interrompt son discours en avouant : Il est un certain langage / Que je ne dois point parler » (p. 247). Ce vers, confessant qu’en tant que femme elle ne devrait pas “philosopher” ouvertement, montre bien la tension entre son ambition intellectuelle et la bienséance du siècle. Deshoulières ruse donc avec les conventions de la poétique du loisir mondain : elle diffuse ses idées sous couvert de poésie galante, en restant dans une certaine ambiguïté ludique qui la protège. Pierre Bayle l’avait bien compris, lui qui salua en elle « l’élévation et la profondeur de sa morale »3 tout en notant qu’elle ne s’exprimait jamais « dogmatiquement », préférant voiler ses audaces sous « des idées poétiques qui ne tirent point à conséquence ». Cette stratégie du subtil non-dit la rendait moins vulnérable, a fortiori parce qu’elle était une femme, tout en enrichissant considérablement le sous-texte de ses œuvres.

Ainsi, certaines pièces de Deshoulières transcendent le simple compliment galant visant l’agrément et le plaisir, pour aborder des questions morales, sociales ou philosophiques, tout en restant dans le cadre poli du vers mondain. Allégeances libertines, dialogue serré avec les Maximes et inscription du côté des Modernes contre le sublime redéfinissent profondément le cadre mondain hérité de l’époque de Voiture et lestent le lyrisme de Deshoulières de nouveaux enjeux : nous aurons l’occasion d’en reparler, pièces à l’appui.

*

En définitive, Antoinette Deshoulières apparaît à la fois redevable et novatrice vis-à-vis de la mondanité précieuse et galante. Elle en prolonge l’esthétique et les formes (poésie brève, badinage amoureux, grâce épicurienne du moment présent) si bien qu’on la range volontiers et à raison parmi les continuatrices de Voiture et des précieux. Toutefois, la poétesse s’en émancipe par son regard critique et l’idéal éthique et philosophique qui sous-tend son écriture, et fixe à sa poésie l’horizon d’un art de vivre. Qu’il s’agisse de défendre une certaine idée de la galanterie authentique menacée par la vulgarité contemporaine, de méditer sur la nature et la morale, ou d’affirmer en sourdine des idées libertines et/ou proto-féministes, Deshoulières dépasse le pur jeu mondain : sa poésie aspire à un idéal de tempérance et de mesure qui n’est facile qu’en apparence. En comparaison de Voiture, son modèle avoué, l’œuvre de Deshoulières offre une palette plus grave et plus personnelle sous le vernis de l’élégance. Héritière des genres galants, elle en joue pour y inscrire sa propre voix, faite de finesse satirique, de sagesse souriante et de profonde humanité. C’est en cela qu’elle se distingue de la mondanité galante tout en lui restant redevable : une poétesse mondaine, oui, mais marquée au sceau du clair-obscur qui nimbe d’un éclat sombre ces décennies qu’on appelle « classiques ».

  1. T. Kaibara, « Moncrif, historien des chats. Masculinité et émotion dans la France des Lumières », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 55 (1), 2022, p. 69-90, https://doi-org.ezproxy.normandie-univ.fr/10.4000/clio.21280 []
  2. Voir les sonnets sur cette page : https://fr.wikisource.org/wiki/Sonnets_d%E2%80%99Uranie_et_de_Job . []
  3. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 5th ed., Amsterdam, Brunel, 1740, vol. 3, p. 560 and 757. []

Le (véritable) mystère des ruelles

Au milieu des années 1680, Deshoulières, figure majeure des sociabilités tardives du Grand Siècle, se plaît pourtant à disqualifier les galants du jour, inconstants, cyniques, irrespectueux envers les dames. Dans une « épître chagrine » qui résonne comme une ballade des hommes du temps jadis (« Où sont ces cœurs galants ? Où sont ces âmes fière ? Les Nemours, les Montmorency / Les Bellegarde, les Bussy / Les Guise et les Bassompierre ? », p. 182), elle oppose aux jeunes « fats » un autrefois idéalisé, celui de l’Hôtel de Rambouillet, lorsque Montausier courtisait Julie d’Angennes : « On n’aime plus comme on aimait jadis » (p. 136). Seuls « quelques seigneurs restés d’une cour plus galante » (p. 131) peuvent encore témoigner pour quelque temps du déclin de la vraie galanterie.

Quel est le sens de ce désenchantement ? Dans quel mesure est-il joué ? Dans quelle mesure, sérieux ?  Où situer Deshoulières, entre filiation revendiquée et distance critique ?

Quand la poétesse cite les noms fameux des hôtes de la Chambre bleue, Montausier ou « l’illustre et divine Julie » (p. 135), ou quand elle pastiche Voiture pastichant Marot (p. 225), elle réactive un idéal qui paraît toujours bien vivant à son époque : celui des ruelles, de la conversation, des règles d’urbanité et des petits genres, tel qu’il s’est inventé dans les premières années du XVIIe siècle. Elle tente d’en éprouver la validité dans une autre époque, celui de la monarchie louis-quatorzienne, plus centralisée, plus courtisane. Sa nostalgie du bon vieux temps de la Chambre bleue n’est pas simple regret :

  • c’est une posture d’ethos, une façon de se choisir des aïeux afin de légitimer une pratique poétique fondée sur l’adresse, la brièveté, la pointe, l’agrément.
  • c’est la réaffirmation d’un idéal de sociabilité et de rapport entre les genres qui était au principe des premières ruelles, du temps où Madame de Rambouillet commençait à recevoir, et où d’Urfé faisait paraître les livres de L’Astrée.

C’est à l’aune d’une double dynamique de filiation et de déplacement qu’il faut mesurer la dette de Deshoulières envers la première mondanité et la façon dont elle la recompose en cette fin de siècle qui est, déjà, celle d’un automne de la grande galanterie. D’où la nécessité, avant d’entrer dans ses textes, de revenir à la naissance de la civilisation mondaine, au tournant des règnes d’Henri IV et de Louis XIII, pour comprendre ce que « ruelle » veut dire, comment la conversation y est devenue loi, et en quoi ce milieu a façonné les formes que Deshoulières adopte et transforme. En étudiant l’univers des premières ruelles, il s’agira ici de comprendre non seulement quelles étaient les pratiques sociales et littéraires en vigueur dans ces surprenantes chambres des dames, mais surtout, quel en était l’idéal, ou plutôt l’utopie désormais presque en allée.

L’abbé de Pure (1620-1680), écrivain et historiographe du roi,  a publié en 1658 une parodie de roman scudérien, La Précieuse, ou le mystère des ruelles. C’est un coin du véritable mystère des ruelles que nous allons tâcher de lever ici.

D’après Abraham Bosse (1602/1604 -1676) Les Femmes à table en l’absence de leurs maris, après 1636. Huile sur panneau – 45 x 38,5 cm. Musée national de la Renaissance – Château d’Écouen. Photo : RMN-GP / Stéphane Maréchalle. Source: Wikimédia.

« Ruelles » et « Chambre bleue »

Si Henri IV a pacifié le royaume et lui a rendu sa stabilité (l’Edit de Nantes est signé en 1598), sa cour est très loin de prolonger le raffinement d’apparat des derniers Valois. Autour d’un roi de guerre, affable mais volontiers entreprenant envers les dames (on l’appelait le Vert-Galant), domine une sociabilité franche, bruyante, très masculine et assez rustre. C’est dans ce contexte que des femmes de haut rang aménagent, à Paris, au cœur de leurs hôtels particuliers, des espaces domestiques, qu’on va appeler « ruelles » (c’est le nom qu’on donnait, dans une chambre, à l’espace qui séparait le lit de la muraille). Ces « ruelles » porteront, bien plus tard, le nom de « salons », mais ce dernier terme est anachronique pour l’époque qui nous intéresse. Dans les ruelles, les dames donnent le ton et placent la conversation au cœur de leur sociabilité. Accueillant volontiers des grands et des ministres, ces lieux sont néanmoins privés, et conçus comme de tiers-espaces protégés des brutalités du temps. Ils offrent à leurs hôtes un moment  d’otium, temps de loisir nécessaire pour éprouver les nuances du sentiment, former le goût, policer le langage et affiner les conduites. L’objectif, explique Madame de Rambouillet, est de « débrutaliser » les hommes1 . On y apprend à parler avec délicatesse et exactitude, à juger sans pédanterie, à convertir la galanterie en civilité. Les ruelles fonctionnent à la fois :

  • comme un atelier d’écriture où l’on pratique les petits genres (madrigal, rondeau, sonnet, etc.) ;
  • comme un tribunal du goût, exerçant une influence considérable sur la fixation d’une langue précise et claire, et sur le monde littéraire, orientant la production, déterminant le succès ou l’échec des œuvres poétiques, romanesques ou théâtrales. Ce projet est piloté par des femmes qui s’y reconnaissent des prérogatives critiques : au milieu du siècle, leur rôle d’arbitres du goût est suffisamment admis pour que des auteurs revendiquent « le goût des dames » comme condition du succès : la réussite revient aux œuvres qui ont « rencontré le goût des dames et le vrai esprit des gens de la cour », selon Saint-Evremond2 .
  • et comme le laboratoire d’une société fondée sur l’économie des plaisirs, l’art de plaire, les agréments partagés, les échanges entre les genres. La ruelle dessine une utopie : celle d’une société heureuse, mixte, fondée sur le respect de l’autre, sous le signe de la poésie et des belles-lettres. Au-delà du simple divertissement, ces ruelles portent ainsi un véritable projet de sociabilité, et participent ainsi pleinement au procès de civilisation des mœurs identifié par Norbert Elias3 . L’otium literatum qu’elles aménagent, le « loisir lettré », vise à la « politesse des mœurs« , explique Scudéry : il faut « savoir la morale pour savoir la politesse »4 . Dans les ruelles, c’est à cette fin qu’on apprendra à parler juste, à juger sans pédanterie, à convertir la galanterie en honnêteté et urbanité. Génetiot le rappelle : le loisir mondain, apanage surtout féminin dans l’hôtel aristocratique, recompose l’otium literatum en art de vivre partagé, opposé aux negotia et officia de la Cour et des charges publiques. C’est le souvenir de cette rêverie autant éthique qu’esthétique qui affleure partout dans l’écriture galante de Deshoulières et dans ses évocations du vieux temps.
L’Hôtel de Rambouillet d’après une gravure de Gomboust (1652). Source : Wikimédia

Parmi ces nouveaux lieux de sociabilité qui naissent au début du XVIIe siècle, « la Chambre bleue » est l’un des plus célèbres : c’est le nom qu’on donne à la ruelle de Catherine de Vivonne, dans l’hôtel de Rambouillet, rue Saint-Thomas-du-Louvre, près des lieux du pouvoir, mais à l’extérieur de l’espace curial. La marquise de Rambouillet y aménage un dispositif d’espaces intimes (alcôves, enfilade de pièces, portes et fenêtres hautes) qui rompt avec la foule des salles d’apparat et signale une autre manière d’être ensemble. Le bâtiment offre la possibilité de petits groupes choisis, partageant un loisir protégé, et pratiquant la conversation comme un art de vivre. Alain Génetiot souligne à la fois l’innovation architecturale (la chambre peinte d’autre couleur que le rouge) et l’intention sociale : déplacer, en face du Louvre, le centre de gravité des échanges vers une convivialité enjouée.

Portrait de Vincent Voiture (1597-1648)
Par Philippe de Champaigne — Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand.

Dans ce cadre, Vincent Voiture (1597-1648) devient très vite « l’âme du rond » : il anime le jeu collectif, invente des modes (rondeaux, « vieux langage », énigmes), tandis que Charles de Sainte-Maure, baron de Montausier (1610-1690) incarne l’autre pôle, plus grave, dont la Guirlande de Julie est l’emblème. En 1641, l’éternel soupirant de Julie d’Angennes (fille de Catherine de Vivonne) a offert à celle-ci une collection de poèmes composés par les familiers de l’hôtel de Rambouillet, et dont l’exclusion de Voiture fut elle-même un petit événement mondain. Cette dynamique a entretenu le lieu dans un perpétuel amusement jusqu’aux inflexions des années 1645-1648, marquées par le mariage de Julie et de Montausier (1645), puis par l’exclusion de Voiture (suite à un duel malheureux) rapidement suivie par sa mort, enfin par la Fronde qui divisa les habitués. La ruelle survécut néanmoins jusqu’au décès de la marquise.

La conversation, « le plus doux charme de la vie »

La Guirlande de Julie, recueil offert en 1641 à Julie par Montausier

La société qui fréquentait la Chambre bleue se caractérisait par une mixité sexuelle et sociale. L’hôtesse prétendait qu’il suffisait de respecter les règles de l’honnêteté et de l’urbanité pour pouvoir être reçu chez elle, et de fait, à côté des aristocrates et des ministres qui hantaient la ruelle, on trouvait aussi de simples bourgeois — pourvu qu’ils eussent de la politesse et du talent, comme Vincent Voiture, fils d’un marchand de vin. La réalité était sans doute plus nuancée et la démocratisation moins généreuse, mais le filtrage par les réseaux, la réputation et les parrainages n’empêchait pas, de fait, un mélange entre bourgeois et noblesse qui n’était pas habituel et distinguait la ruelle de la Cour.

Portrait de Mlle de Scudéry, vers 1650. Huile sur toile, Musée du Havre.

Dans ces ruelles, on se livre au « loisir mondain« , hérité du vieil otium latin, où s’expérimentent un idéal de sociabilité et de nouveaux équilibres entre les sexes. « L’académie sabbathine » de Madeleine de Scudéry (1607-1701), lancée en 1652, en fournit la scène canonique : on s’y réunit le samedi, on lit et on juge les nouveautés, on compose billets, madrigaux, épîtres — et surtout on converse ; une partie de ces pratiques a laissé trace dans les Chroniques du samedi, recueil de lettres et de pièces produites dans l’entourage de « Sapho » en 1653-16545 . Dans ces sociétés choisies, la conversation n’est ni bavardage ni entretien utilitaire : c’est une fin en soi, un art de vivre réglé par la gratuité, l’égalité entre familiers et la recherche de l’agrément, à rebours des hiérarchies de la Cour et des pédanteries d’Académies. Forme d’échange structurante de ces compagnies, la conversation mondaine peut être définie comme un  polylogue en présence, sans finalité externe forte, régi par des règles de civilité, où l’on entretient le lien en échangeant des propos brefs, et où l’esprit fait office de monnaie. Ni leçon, ni débat, ni dispute, la conversation doit se garder de tout objet ostensiblement sérieux. Son registre, qui vise au naturel familier, s’apparente au style moyen, opposé à la grandiloquence comme à la trivialité. Les dames, et en particulier la maîtresse de maison, donnent le ton et veillent au maintien du principe d’enjouement. Comme cette conversation vise au plaisir et à l’agrément, et que l’une de ses finalités consiste à imposer des échanges respectueux entre les hommes et les femmes, l’amour, sous une forme épurée et envisagée selon un angle strictement psychologique, en constitue le thème privilégié.

Dans un recueil de Conversations publié en 1680, Madeleine de Scudéry synthétise les règles de cette prise de parole qui est bien autre chose qu’une communication à fin phatique ou heuristique, mais qui vaut comme une forme d’art vivant à part entière6 .

– Pour moi, dit Amithone, j’avoue que je voudrais bien qu’il y eût des règles pour la conversation, comme il y en a pour beaucoup d’autres choses. – La règle principale, reprit Valérie, est de ne dire jamais rien qui choque le jugement. – Mais encore, ajouta Nicanor, voudrais-je bien savoir plus précisément comment vous concevez que doit être la conversation. – Je conçois, reprit-elle, qu’à en parler en général, elle doit être plus souvent de choses ordinaires et galantes, que de grandes choses. Mais je conçois pourtant, qu’il n’est rien qui n’y puisse entrer ; qu’elle doit être libre et diversifiée, selon les temps, les lieux et les personnes avec qui l’on est ; et que le secret est de parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, et fort galamment des choses galantes, sans empressement, et sans affectation. Ainsi quoique la conversation doive toujours être également naturelle et raisonnable, je ne laisse pas de dire qu’il y a des occasions où les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce ; et où les folies agréables peuvent aussi y trouver leur place, pourvu qu’elles soient adroites, modestes et galantes. De sorte qu’à parler raisonnablement, on peut assurer, sans mensonge, qu’il n’est rien qu’on ne puisse dire en conversation : pourvu qu’on ait de l’esprit et du jugement ; et qu’on considère bien où l’on est, à qui l’on parle, et qui l’on est soi-même. Cependant quoique le jugement soit absolument nécessaire pour ne dire jamais rien de mal à propos, il faut pourtant que la conversation paraisse si libre qu’il semble qu’on ne rejette aucune de ses pensées ; et qu’on dit tout ce qui vient à la fantaisie, sans avoir nul dessein affecté de parler plutôt d’une chose que d’une autre. Car il n’y a rien de plus ridicule, que ces gens, qui ont certains sujets où ils disent des merveilles, et qui hors de là ne disent que des sottises. Ainsi je veux qu’on ne sache jamais ce que l’on doit dire, et qu’on sache pourtant toujours bien ce que l’on dit. Car si on agit de cette sorte, les femmes ne feront point les savantes mal à propos ; ni les ignorantes avec excès ; et chacun ne dira que ce qu’il devra dire pour rendre la conversation agréable. Mais ce qu’il y a de plus nécessaire pour la rendre douce et divertissante : c’est qu’il faut qu’il y ait un certain esprit de politesse qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur.

On peut dégager de ce texte les principaux principes de l’esthétique de la conversation :

  • L’affirmation première d’une liberté (« il n’y a rien qui n’y puisse entrer », « elle doit être libre »), mais régulée et cadrée (« il y a des règles pour la conversation ») ;
  • Le privilège accordé aux questions de galanterie (« le plus souvent de choses… galantes ») ;
  • L’exigence d’agrément : on ne parlera que pour causer du plaisir à toute la compagnie ;
  • L’exigence de douceur, qu’il ne faut pas confondre avec la mièvrerie fade d’aristocrates désœuvrés et sans nerfs : dans l’esthétique mondaine, la douceur n’est pas un adoucissant, elle est la loi d’urbanité qui pacifie les passions, et constitue le principe d’une civilisation qui rejette la rustrerie crue des courtisans-soldats, l’âpreté des Anciens, la sécheresse professorale des universitaires, les ratiocinations des philosophes, ou encore le ton doctrinaires des moralistes et des prédicateurs. La douceur participe d’un idéal de civilité qui refuse la confrontation et le conflit. Chez Deshoulières plus encore que chez Scudéry, la douceur est une valeur moderne et nationale : la France se pense comme la patrie de la politesse, de la clarté et de la mesure, et de la douceur des mœurs, qui fait système avec la conversation : elle est à la fois une esthétique (style moyen), une éthique (civilité), et une politique (pacification des rapports entre les genres). Stylistiquement, la douceur est une valeur qui va se traduire par le recours aux litotes, aux euphémismes, aux concessions, mais aussi à la pointe finale souriante.
  • L’exigence d’esprit, nécessaire à l’enjouement et au divertissement, et également propre à faire passer les sujets sortant de « l’ordinaire », du côté du savoir (les « sciences ») ou au contraire d’un excès de badinage confinant à la « folie », acceptable si elle est « agréable ».
  • Le refus de choquer (« ne dire jamais rien qui choque le jugement »). Le respect des autres, et le souci du plaisir partagé exigent discrétion et tact. La conversation ne saurait être le lieu où l’on incommode la compagnie en déchargeant ses humeurs ou en racontant ses peines intimes. La superficialité apparente (« parler en général, des choses ordinaires ») doit s’interpréter avant tout comme une marque de considération, de même que le bannissement de tout ce qui peut « tant soit peu offenser la pudeur ». On a critiqué les Précieuses pour leur pudibonderie et leur haine prétendue du corps, alors que ces précautions partaient en réalité d’un refus d’incommoder des interlocuteurs « sensibles » en leur imposant des sujets qui les mettraient mal à l’aise.
  • L’exigence de politesse : « ne rien dire mal à propos », pour les mêmes raisons ;
  • La place des dames à qui il faut plaire, sans les enfermer dans un rôle de « savantes » ou « d’ignorantes » ;
  • Le refus du pédantisme et de la spécialisation, marques de « ridicule » et susceptibles d’exclure les femmes ou de les faire paraître savantes, et sortir ainsi des bienséances. On ne parlera ainsi ni de questions savantes, ni de religion, ni de politique, ni de morale, sauf éventuellement à les détourner avec esprit et à leur donner l’air d’un badinage (« les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce… pourvu qu’elles soient adroites, modestes et galantes »). La conversation n’est ni docte ni triviale : elle civilise, y compris le savoir et la fantaisie.
  • Le ton « naturel » et « sans affectation » : il convient d’éviter d’attirer sur soi l’attention et de se singulariser. On n’ôte pas le moi dans les milieux mondains, mais on le couvre, comme disait Pascal à l’un des maîtres de la mondanité, Damien Mitton7 .
  • L’exigence d’un « style moyen » fuyant les excès et émoussant les extrêmes : « parler noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, fort galamment des choses galantes » : ce triptyque est le cœur du passage, en ce qu’il détermine les critères du style moyen (noblesse sans emphase, simplicité sans trivialité). La mediocritas n’est pas affadissement : elle permet au contraire l’expression forte et assumée de la galanterie, sur laquelle nous reviendrons.
  • Le souci de la convenance (« temps », « lieux », « personnes ») : le discours doit être accommodé aux circonstances et au destinataire, là encore au nom du principe de l’aptum, l’adaptation du discours : l’à-propos gouverne le choix du sujet, la durée, le ton.
  • L’apparence de facilité : l’aisance et la naturel sont le résultat d’un contrôle qui doit passer inaperçu (« il faut pourtant que la conversation paraisse si libre qu’il semble… Chacun ne dira que ce qu’il devra »). La spontanéité, sans être une pure apparence trompeuse, doit rester maîtrisée. Cette règle de la rhétorique cicéronienne est devenue à la Renaissance, sous la plume de Castiglione, un des grands idéaux de l’existence curiale, sous le nom de sprezzatura, qu’on traduit parfois par « nonchalance » ou « désinvolture », ou encore (d’un terme plus contemporain), décontraction. L’auteur du Livre du Courtisan écrit en effet qu’il convient8 :

de fuir le plus que l’on peut, comme une très âpre périlleuse roche, l’affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d’user en toutes choses d’une certaine nonchalance (« sprezzatura »), qui cache l’artifice, et qui montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasi sans y penser […].
Le vrai art est celui qui ne semble être art.

  • Le refus de la « raillerie aigre », au nom d’un principe d’amitié : il procède du respect et prévient le risque d’humiliation. La rivalité d’esprit, de règle dans les ruelles, est pacifiée par la litote et l’enjouement, qui excluent la satire corrosive ou obscène. Deshoulières lui préfère l’épître chagrine, moins acerbe.

La conversion n’est pas un débat ou une polémique (qui viserait une victoire), ni une leçon (régie par une relation asymétrique de domination), ni une dispute (laissant libre cours à une décharge passionnelle)9 :

Un plaideur qui parle de son procès à ses juges, un marchand qui négocie avec un autre, un général d’armée qui donne des ordres, un roi qui parle politique dans son conseil, tout cela n’est pas ce qu’on doit appeler Conversation… qui est le plus doux charme de la vie.

Une économie du don préside à la circulation des poèmes, explique aussi Alain Génetiot : au sein du milieu mondain, les vers deviennent des jetons d’échange, comme le montre la célèbre Journée des madrigaux (20 décembre 1653), née d’un cachet de cristal offert à Sapho par Valentin Conrart, accompagné d’un envoi à laquelle la maîtresse dut répondre, entraînant poème sur poème, le don appelant le contre-don, et les textes eux-mêmes devenant monnaie symbolique sous le regard du « monde ». Cette logique du don, qui rappelle le potlatch étudié par Marcel Mauss, détermine aussi le fonctionnement de la poésie encomiastique : le don du poème attend et espère un contre-don royal (poste ou reconnaissance financière) qui validera l’éloge et en sanctionnera la valeur poétique.

Cette sociabilité, qui se prétend ouverte à qui en accepte les règles, est en réalité fortement sélective. Elle repose sur la complicité et la connivence : la confiance prêtée aux compétences de l’interlocuteur se traduit par la pratique de l’allusion et des sous-entendus. Le texte mondain ne dit jamais tout, il « laisse deviner », excluant ainsi pédants, fâcheux, et mauvais parleurs. La conversation fonctionne donc aussi comme un discriminant social et esthétique.

C’est dans ce laboratoire, où plaire est un art et où l’honnêteté se double d’une esthétique des mœurs, que se fixent les usages que Deshoulières héritera et reconfigurera dans ses pièces d’adresse, ses madrigaux, ses idylles, en ajustant la civilité galante aux contraintes d’un autre temps. Deshoulières est à bien des égards l’autrice qui porta à son point de perfection l’art de la poésie-conversation, tout en le reconfigurant à l’aune du règne de Louis XIV et des nouveaux équilibres entre Ville, Cour et imprimé.

Une « poésie galante et enjouée »

La conversation fonctionne, explique Génetiot, comme un « hyper-genre » qui imprègne voire phagocyte tous ceux qui sont pratiqués dans les ruelles. La « poésie galante et enjouée », dont Scudéry donne la formule dans La Clélie10 emprunte ses traits à la conversation :

Elle sera noble, naturelle, aisée, agréable, elle raillera sans malice, elle louera sans grande exageration, elle blasmera quelquefois sans aigreur, elle sera ingénieusement badine et divertissante. Elle aura tantôt de la tendresse et tantôt de l’enjouement, elle souffrira même de petits traits de morale délicatement touchés, elle sera quelquefois pleine d’invention agréable et d’ingenieuses feintes, on y melera l’esprit et l’amour tout ensemble, elle aura un certain air du monde qui la distinguera des autres poésies, elle sera enfin la fleur de l’esprit de ceux qui y seront excellens.

Une poésie « noble, naturelle, aisée », qui « raillera sans malice », « louera sans exagération », mêlera « esprit et amour » et souffrira de « petits traits de morale délicatement touchés ». Autrement dit, une poésie de conversation, calibrée pour l’oral et l’à-propos.

L’esprit de la conversation trouvera à s’exercer à travers des jeux de parole et d’écriture : questions d’amour, portrait, bouts-rimés, rondeaux « en vieux langage », tout un répertoire de petits genres à contraintes ludiques destinés à faire briller l’à-propos et l’esprit.

Enfin, beaucoup de pièces naissent in situ, sur l’étincelle d’un échange : stances improvisées de Voiture à Rueil en 1644, couplets de Sarasin « à la promenade », etc. La circulation orale précède la fixation écrite ; la lettre et l’épître prolongent l’instant pour les absents. C’est ce modèle (production circonstancielle, adresse familière, brièveté à pointe) qui façonnera durablement les « petits genres » du « lyrisme mondain ».

Conclusion

L’image convenue d’un esprit salonnier, construit sur le badinage  frivole, l’afféterie des manières et la pruderie empesée, doit beaucoup à une tradition polémique et misogyne qui, dès les années 1650, construit la « préciosité » comme cible satirique (l’abbé de Pure dans La Prétieuse ou le mystère des ruelles, 1658; puis Somaize, avec son Dictionnaire des Précieuses, 1660) et que prolongent les ridicules moliéresques. Depuis une trentaine d’années, la recherche invite à défaire ce lieu commun en distinguant la caricature et la pratique sociale réelle : il y a des galanteries, pour reprendre la formule d’Alain Viala, et l’enjeu est de séparer la « fausse » de la « vraie », c’est-à-dire d’une part l’ostentation creuse ou la menace masculine dissimulée sous les dehors de l’agrément inoffensif, et d’autre part le code vécu qui règle la civilité et la conversation mixtes ; cette distinction, au cœur des débats contemporains (de Sorel à Molière), répond à une économie des valeurs où la galanterie se définit comme idéal de conduite autant que comme style littéraire. Viala montre d’une part que le lexique de « galant/galanterie » s’est stabilisé au XVIIᵉ siècle autour d’acceptions positives (« distinction », « agrément des manières ») tout en conservant des sens contradictoires ; et d’autre part que la galanterie, si elle fut indéniablement « pro-féminine » (promotion de la mixité, reconnaissance des compétences intellectuelles et du droit au respect), ne saurait être dite « féministe » au plein sens moderne faute de revendications politiques explicites dans le corpus mondain.

  1. Agnès Steuckardt, « Inventeurs et passeurs de mots Le rôle des sujets de langue d’après Gilles Ménage », Littératures classiques, 88(3), p. 161-172., https://doi.org/10.3917/licla1.088.0161 []
  2. Dissertation sur le Grand Alexandre (1666-1668), dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999, p. 185. []
  3. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, tr. fr. 1974. []
  4. Madeleine de Scudéry, « De la Politesse », cité par Alain Viala, La France galante, op. cit., p. 142. []
  5. Chroniques du samedi, éd. Miriam Dufour-Maître, Alain Niderst, Delphine Denis, Paris, Champion, 2002. []
  6.  Conversations sur divers sujets, Paris, Barbin, 1680, t. 1, « De la Conversation », p. 38, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1092534/f75.item []
  7. « Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable », Pascal, Pensées, fr. Sellier 494. []
  8. Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, présenté et traduit par A. Pons d’après la version de G. Chapuis (1580), Paris, Flammarion, 1991, p. 54. []
  9. « De la Conversation », op. cit., p. 3 []
  10. Madeleine de Scudéry, Clélie, Paris. Augustin Courbé. 1654-1660, t. VIII, 1658, p. 868-869, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87073594/f310.item []